La Chute Des Géants: Le Siècle
qui
te regarde, Pechkov, espèce de tantouze. »
Ils étaient encore près de la
ville lorsque la route empierrée se transforma en une piste sablonneuse qui
traversait une forêt. Les chariots s’enfoncèrent et leurs conducteurs
constatèrent qu’un cheval seul ne pouvait pas tracter sa charge dans le sable.
Il fallut détacher les bêtes et les atteler à deux par chariot, abandonnant sur
place la moitié des provisions.
Ils marchèrent toute la journée
et dormirent de nouveau à la belle étoile. Chaque soir quand il se couchait,
Grigori se disait : Une nouvelle journée de passée, et je suis toujours en
vie pour m’occuper de Katerina et du bébé.
Tomtchak n’ayant reçu aucun ordre
la veille au soir, ils restèrent toute la matinée à l’ombre, à se reposer.
Grigori s’en félicita : la marche forcée lui avait coupé les jambes et ses
bottes neuves lui faisaient mal aux pieds. Les paysans, habitués à marcher
toute la journée, se moquaient du manque de résistance des citadins.
À midi, une estafette leur
apporta des instructions : ils auraient dû se mettre en route dès huit
heures du matin, quatre heures plus tôt.
Rien n’avait été prévu pour les
approvisionner en eau, aussi devaient-ils se désaltérer aux puits et aux
ruisseaux qu’ils trouvaient en chemin. Ils apprirent vite à profiter du moindre
point d’eau et à garder leurs gourdes remplies. Rien n’avait été prévu non plus
pour faire la cuisine, et ils se contentaient de biscuits militaires. Tous les
deux ou trois kilomètres, on les réquisitionnait pour dégager un canon du sable
ou de la vase.
Ils marchèrent jusqu’au coucher
du soleil et dormirent à nouveau sous les arbres.
Au milieu du troisième jour,
émergeant d’une forêt, ils découvrirent une jolie ferme nichée parmi des champs
de blé et d’avoine mûrissants. C’était un bâtiment de deux étages, au toit
fortement incliné. Dans la cour se trouvaient un puits à la margelle en ciment
et un bâtiment de pierre qui ressemblait à une porcherie, si ce n’est qu’il
était propre. On aurait dit la demeure d’un propriétaire terrien prospère, ou
celle du fils cadet d’un noble. Elle était déserte et fermée à clé.
Un ou deux kilomètres plus loin,
à leur grand étonnement, la route traversa un village entier de maisons du même
genre, toutes abandonnées. Grigori commença à comprendre qu’ils avaient franchi
la frontière et que ces habitations appartenaient à des fermiers allemands qui
avaient fui avec familles et troupeaux pour échapper à l’armée russe. Mais où
étaient les cabanes des paysans pauvres ? Qu’avait-on fait du fumier des
vaches et des cochons ? Pourquoi ne voyait-on aucune étable de guingois,
aux murs de bois branlants et au toit ouvert aux quatre vents ?
Les soldats jubilaient. « Ils
ont mis les bouts ! dit un paysan. Ils ont peur de nous ! La Russie
va s’emparer de l’Allemagne sans tirer un seul coup de fusil ! »
Grâce au groupe de discussion de
Konstantin, Grigori savait que les Allemands avaient l’intention de conquérir
la France avant d’affronter la Russie. Loin de rendre les armes, ils
attendaient le moment propice pour frapper. Malgré tout, il aurait été étonnant
qu’ils renoncent à cette riche contrée sans combattre.
« Dans quelle région de l’Allemagne
nous trouvons-nous, mon lieutenant ? demanda-t-il à Tomtchak.
— On l’appelle la
Prusse-Orientale.
— Est-ce la région la plus
riche d’Allemagne ?
— Je ne pense pas, répondit
le lieutenant. Je ne vois pas de palais.
— Les Allemands ordinaires
sont donc si riches qu’ils peuvent vivre dans des maisons pareilles ?
— Il faut croire. »
De toute évidence, Tomtchak, qui
semblait à peine sorti de l’école, n’en savait pas beaucoup plus que lui.
Grigori poursuivit sa route, mais
le cœur n’y était plus. Il se considérait comme un homme bien informé, mais
jamais il n’aurait cru que les Allemands vivaient dans un tel confort.
Ce fut Isaak qui formula les doutes
qui le taraudaient. « Notre armée a déjà du mal à nous nourrir alors que
nous n’avons pas encore tiré un seul coup de feu, dit-il à voix basse. Comment
pouvons-nous affronter des gens si bien organisés qu’ils abritent leurs cochons
dans des bâtiments de pierre ? »
4.
Walter était ravi de l’évolution
de la situation en Europe. Il y avait de grandes chances pour que la guerre
soit brève et que
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