La Chute Des Géants: Le Siècle
tuniques et pantalons. Jour
après jour, l’atelier de coupe voisin leur livrait des pièces d’épais tissu
kaki, des grosses caisses remplies de manches, de dos et de jambes, qu’elles assemblaient
avant de les envoyer à un troisième petit atelier, chargé de coudre les boutons
et les boutonnières. Les couturières étaient payées à la pièce.
«Et après, il me demande : “ Est-ce que votre doigt vous démange en permanence, madame
Perkins, ou seulement de temps en temps ? ” »
Mildred marqua une pause et les
autres se turent, attendant la chute.
« “ Non,
docteur, que je lui dis, seulement quand je pisse à travers. ” »
Les femmes s’esclaffèrent en
applaudissant.
Une fillette malingre d’une
douzaine d’années entra, portant un bâton sur l’épaule. Une vingtaine de
grandes tasses y étaient accrochées par l’anse. Elle posa sa perche sur l’établi
avec un luxe de précautions. Les tasses étaient pleines de thé, de chocolat
chaud, de bouillon clair et de café dilué. Chaque femme avait sa propre tasse.
Deux fois par jour, en milieu de matinée et d’après-midi, elles donnaient
quelques pennies et demi-pennies à la petite Allie, qui allait faire remplir
les tasses au café voisin.
Elles sirotèrent leurs boissons,
s’étirèrent et se frottèrent les yeux. Le travail était moins pénible que la
mine, se dit Ethel, mais il n’en était pas moins épuisant de rester penchée des
heures durant sur cette machine, les yeux rivés sur les coutures. Il n’était
pas question de se tromper. Mannie Litov, le patron, vérifiait chaque pièce et,
au moindre défaut, il refusait de la payer, bien qu’Ethel le soupçonnât d’envoyer
quand même à l’armée les uniformes défectueux.
Cinq minutes plus tard, Mannie
entra dans l’atelier et tapa dans ses mains : «Allez, au travail
maintenant !» Elles vidèrent leurs tasses avant de retourner à l’établi.
Mannie était un exploiteur mais,
à en croire les couturières, ce n’était pas le pire. Au moins, il ne pelotait
pas les filles et ne leur réclamait pas de gâteries. Les yeux aussi noirs que
la barbe, il avait une trentaine d’années. Son père était un tailleur venu de
Russie, qui avait ouvert un atelier dans Mile End Road, confectionnant à bas
prix des costumes pour les courtiers et les employés de banque. Après avoir
appris le métier avec lui, Mannie s’était lancé dans une entreprise plus
ambitieuse.
La guerre était bonne pour les
affaires. Entre le mois d’août et la Noël, un million d’hommes s’étaient
engagés et ils avaient tous besoin d’un uniforme. Mannie recrutait toutes les
couturières qu’il pouvait trouver. Ethel se félicitait d’avoir appris à se
servir d’une machine à Ty Gwyn.
Car elle avait besoin de
travailler. Sa maison lui appartenait et Mildred lui versait un loyer, mais
elle devait mettre de l’argent de côté en prévision de la naissance du bébé. Et
la recherche d’un emploi n’avait pas été sans colère ni amertume.
Si toutes sortes de métiers s’ouvraient
désormais aux femmes, Ethel avait vite compris que l’égalité des sexes restait
une utopie. Là où un homme était payé trois ou quatre livres par semaine, une
femme ne s’en voyait proposer qu’une. Et encore devait-elle s’attendre à
rencontrer une hostilité qui frisait parfois la persécution. Si une femme
conduisait un autobus, les passagers masculins refusaient de lui présenter leur
ticket ; les mécaniciens versaient de l’huile dans sa boîte à outils ;
et les pubs voisins des usines restaient interdits aux femmes. Ce qui rendait
Ethel encore plus furieuse, c’était que ces mêmes hommes étaient les premiers à
leur reprocher leur paresse et leur négligence si leurs enfants étaient vêtus
de guenilles.
Finalement, elle s’était décidée,
à contrecœur et en grinçant des dents, pour une activité traditionnellement
féminine, se jurant de réformer ce système injuste avant sa mort.
Elle se massa le dos. Son bébé
devait naître dans une ou deux semaines et elle devrait cesser le travail d’un
jour à l’autre. Il était malaisé de coudre avec un ventre comme le sien, mais
le plus pénible, à ses yeux, était la fatigue qui l’accablait.
Deux femmes entrèrent dans l’atelier,
dont l’une avait la main bandée. Les couturières se blessaient souvent avec
leurs aiguilles ou leurs ciseaux, particulièrement aiguisés.
«Écoutez, Mannie, dit Ethel,
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