La Chute Des Géants: Le Siècle
rien.
Pourrions-nous trouver quelques minutes pour bavarder après la réunion ?
— J’en serais ravie. »
Maud gagna la table et Bernie
ouvrit la séance. Comme de nombreux habitants de l’East End, c’était un Juif d’origine
russe. Rares étaient les Anglais de souche dans ce quartier. On y trouvait
quantité de Gallois, d’Écossais et d’Irlandais. Avant la guerre, il y avait
aussi beaucoup d’Allemands, mais ils avaient été remplacés par des milliers de
réfugiés belges. C’était dans l’East End qu’ils arrivaient par bateau, et ils
avaient tout naturellement tendance à y rester.
Malgré la présence d’une invitée,
Bernie insista pour commencer par s’excuser du changement de programme,
commenter le procès-verbal de la précédente réunion et régler un certain nombre
d’affaires courantes. Il était chargé du service des bibliothèques au conseil
municipal, et c’était un maniaque du détail.
Il présenta ensuite Maud à l’assistance.
Elle parla avec assurance de l’oppression subie par les femmes, un sujet qu’elle
maîtrisait parfaitement. « Une femme qui effectue le même travail qu’un
homme doit toucher le même salaire. Mais on nous objecte souvent que c’est l’homme
qui est soutien de famille. »
Plusieurs hommes dans l’assistance
hochèrent la tête d’un air entendu : ils étaient bien de cet avis.
« Mais que dire d’une femme
qui est seule pour nourrir sa famille ? »
Le public féminin fit entendre
des murmures d’approbation.
« La semaine dernière, à
Acton, j’ai rencontré une jeune femme qui doit nourrir et habiller cinq enfants
et ne gagne que deux livres par semaine, alors que son mari, qui a abandonné le
domicile conjugal, touche quatre livres et dix shillings à l’usine de
Tottenham, qui fabrique des hélices de bateau – et il s’empresse d’aller
les boire au pub !
— Bien dit ! lança une
femme derrière Ethel.
— Récemment, j’ai parlé à
une veuve de Bermondsey dont le mari a été tué à Ypres : elle a quatre
enfants à nourrir, mais elle est sous-payée parce que c’est une femme.
— C’est une honte !
entendit-on.
— Si un employeur est prêt à
payer un homme un shilling la pièce pour fabriquer des axes de piston, pourquoi
refuse-t-il le même salaire à une femme ? »
Les hommes s’agitèrent sur leurs
sièges, mal à l’aise.
Maud embrassa son public d’un
regard d’acier. « Quand j’entends des hommes socialistes s’opposer à l’égalité
des salaires, je leur dis : “ Laisserez-vous les
patrons cupides traiter les femmes comme des esclaves ? ” »
Pour une femme de son milieu,
songea Ethel, il fallait à Maud beaucoup de courage et d’indépendance d’esprit
pour affirmer de telles opinions. Elle ne pouvait s’empêcher d’en être un peu
jalouse et de lui envier ses beaux vêtements, son talent d’oratrice. Par-dessus
le marché, Maud avait épousé l’homme qu’elle aimait.
Après la conférence, les hommes
du parti posèrent à Maud des questions agressives. Le trésorier de la section,
un Écossais rougeaud du nom de Jock Reid, lui lança : « Comment
pouvez-vous remettre le droit de vote des femmes sur le tapis alors que nos
gars se font tuer en France ? » On entendit plusieurs grognements
approbateurs.
« Je suis ravie que vous me
posiez cette question, car elle tracasse beaucoup d’hommes, et beaucoup de
femmes aussi », répondit Maud. Ethel releva son ton conciliant, qui
contrastait agréablement avec l’hostilité de son interlocuteur, et ne l’admira
que davantage. « A-t-on le droit de poursuivre une activité politique
normale en temps de guerre ? A-t-on le droit d’assister à une réunion du
parti travailliste ? Les syndicats ont-ils le droit de continuer à lutter
contre l’exploitation des ouvriers ? Le Parti conservateur a-t-il
interrompu ses activités pendant le conflit ? A-t-on provisoirement
interdit l’injustice et l’oppression ? Bien sûr que non, camarade. Nous ne
devons pas permettre aux ennemis du progrès de tirer avantage de la guerre.
Celle-ci ne doit pas devenir une excuse commode pour les réactionnaires qui
cherchent à nous empêcher d’agir. Comme l’a dit Mr Lloyd George , pendant
la guerre, les affaires continuent. »
Après la réunion, on prépara du
thé – ou, plus exactement, les femmes préparèrent du thé – et Maud s’assit
près d’Ethel, retirant ses gants pour envelopper de
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