La Chute Des Géants: Le Siècle
avis, pourrait-on les persuader d’attaquer le canal de
Panama ? Ou même la Californie ?
— D’un point de vue
réaliste, non ! » répondit Walter. À ses yeux, ils se laissaient
emporter par leur imagination.
Henscher insista : « Pareille
menace les obligerait tout de même à concentrer une partie de leurs troupes sur
la côte ouest, n’est-ce pas ?
— Sans doute, oui. »
Otto se tamponna les lèvres avec
sa serviette. « Tout cela est du plus grand intérêt, mais il faut que j’aille
voir si Sa Majesté a besoin de moi. »
Ils se levèrent. « Si je
peux me permettre, mon général… », ajouta Walter.
Son père soupira.
« Je vous en prie, répondit
von Henscher.
— Tout cela me paraît
extrêmement dangereux, mon général. S’il venait à se savoir que des
responsables militaires allemands envisagent de fomenter des troubles au
Mexique et d’encourager les Japonais à débarquer en Californie, le tollé serait
tel que l’Amérique entrerait en guerre très rapidement, pour ne pas dire tout
de suite. Pardonnez-moi de souligner une évidence, mais cet entretien doit
rester strictement entre nous.
— Parfaitement, dit von
Henscher. Évidemment, ajouta-t-il avec un sourire à l’adresse d’Otto, nous
sommes de la vieille école, votre père et moi, mais nous n’avons pas tout
oublié. Vous pouvez compter sur notre discrétion. »
2.
Fitz fut d’abord heureux de voir
la proposition de paix rejetée, et fier du rôle qu’il avait joué dans ce
processus. Mais peu à peu, le doute s’insinua en lui.
Au matin du mercredi 17 janvier,
tout en cheminant – ou plus exactement en claudiquant – le long
de Piccadilly pour rejoindre son bureau de l’Amirauté, il réfléchit à la
question. Ces pourparlers de paix auraient permis à l’Allemagne l’occasion de
consolider furtivement ses gains territoriaux, en légitimant sa mainmise sur la
Belgique, le nord-est de la France et sur de vastes territoires en Russie. Pour
la Grande-Bretagne, participer à de telles négociations aurait représenté à peu
de chose près un aveu de défaite. Mais l’Angleterre n’avait pas encore gagné.
Si la presse avait chaleureusement
accueilli le discours de Lloyd George promettant de se battre jusqu’au bout,
les gens de bon sens savaient que ce n’était qu’une chimère. La guerre se
prolongerait pendant un an, voire davantage. Et si les Américains s’obstinaient
à rester neutres, on finirait sans doute par devoir tout de même négocier. Que
se passerait-il alors si aucun camp ne pouvait remporter cette guerre ?
Encore un million de soldats se feraient-ils tuer pour rien ? Après tout,
Ethel avait peut-être raison ; cette idée obsédait Fitz.
Et si la Grande-Bretagne perdait ?
Ce serait la crise financière, le chômage, la misère. La classe ouvrière
reprendrait à son compte le discours du père d’Ethel et rappellerait qu’on ne l’avait
jamais autorisée à voter pour ou contre la guerre. La fureur du peuple contre
ses dirigeants serait sans limite. Défilés et manifestations dégénéreraient, on
assisterait à des émeutes. Cela faisait à peine plus d’un siècle que les
Parisiens avaient exécuté leur roi et une grande partie de la noblesse. Les
Londoniens en feraient-ils autant ? Fitz s’imagina, pieds et poings liés,
dans la charrette le conduisant à l’échafaud, livré aux quolibets et aux
crachats de la foule. Pire, Maud pourrait subir la même infamie, et tante Herm,
Bea, Boy ! Il chassa ces idées noires pour penser à Ethel.
Quelle petite enragée ! se
dit-il avec une admiration teintée de regret. Le fait qu’Ethel, une de ses
invités, ait été expulsée de la galerie pendant le discours de Lloyd George
le mortifiait au plus haut point, mais en même temps, cela ne diminuait en rien
l’attrait qu’il éprouvait pour elle, bien au contraire.
Malheureusement, elle s’était
retournée contre lui. Il était sorti de la galerie à sa suite et l’avait
rattrapée dans le hall central. Là, elle l’avait admonesté, lui reprochant, à
lui et à ses semblables, de prolonger la guerre délibérément. À l’entendre, on
aurait pu croire que tous les soldats tombés en France avaient été tués par
Fitz lui-même.
Il pouvait renoncer à son projet
de Chelsea. Il lui avait adressé quelques messages, auxquels elle n’avait pas
répondu. Il en était profondément déçu. Quand il songeait aux délicieux
après-midi qu’ils
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