La Chute Des Géants: Le Siècle
régiment.
« Je suis à l’armée pour
tuer des Allemands, pas pour descendre des Russes ! déclara celui-ci,
déclenchant un tonnerre d’acclamations. Ces manifestants sont nos frères et nos
sœurs, nos pères et nos mères – leur seul crime est de réclamer du pain ! »
Grigori, qui connaissait tous les
bolcheviks du régiment, en invita plusieurs à s’exprimer, tout en veillant à
donner également la parole à d’autres, pour qu’on ne lui reproche pas d’être
partial. En général, les soldats hésitaient à s’exprimer, de peur d’être
sanctionnés si leurs propos étaient rapportés en haut lieu ; mais aujourd’hui,
ils faisaient fi de toute prudence.
Iakov fut celui qui marqua le
plus l’auditoire. Debout sur la table à côté de Grigori, ce grand type à
carrure d’ours avait les larmes aux yeux. « Quand ils nous ont dit de
tirer, je n’ai pas su quoi faire », dit-il. Il était manifestement
incapable de hausser la voix, et un profond silence s’établit. Chacun tenait à
l’entendre. « Je me suis dit : « Seigneur, sauve-moi et
protège-moi. Guide-moi dans cette épreuve. » J’ai eu beau écouter du
fond de mon cœur, Dieu ne m’a pas répondu. » Personne ne pipait mot. « Alors,
j’ai épaulé mon fusil, poursuivit Iakov. Le capitaine hurlait : “ Tire ! Tire ! ” Mais sur qui est-ce
que je devais tirer ? En Galicie, on savait qui étaient nos ennemis, parce
qu’ils nous canardaient. Mais là, sur cette place, personne ne nous attaquait.
Les trois quarts des gens, c’étaient des femmes, certaines avec des gosses.
Même les hommes n’avaient pas d’armes. »
Il se tut. Les soldats étaient
immobiles comme des pierres ; on aurait cru qu’ils craignaient de rompre
le charme s’ils bougeaient. Au bout d’un moment, Isaakdemanda : « Qu’est-ce
qui s’est passé ensuite, Iakov Davidovitch ?
— J’ai appuyé sur la détente »,
répondit Iakov. Les larmes ruisselaient sur ses joues et se perdaient dans sa
barbe noire broussailleuse. « Je n’ai même pas visé ; le capitaine me
criait après. J’ai tiré, juste pour qu’il ferme sa gueule. Mais j’ai touché une
femme. Une fille plutôt, dix-neuf ans, je dirais. Elle avait un manteau vert.
Je l’ai touchée à la poitrine, et le sang s’est répandu sur son manteau, une
grosse tache rouge sur le vert. Et puis elle est tombée. » Il pleurait
sans chercher à se cacher, poursuivant d’une voix entrecoupée de sanglots :
« J’ai lâché mon fusil ; j’ai voulu courir vers elle, pour l’aider,
mais la foule s’est jetée sur moi, à coups de poing et de pied. Je ne les
sentais même pas. » Il s’essuya le visage avec sa manche. « Et
maintenant, je suis dans le pétrin parce que j’ai perdu mon fusil. » Il
laissa passer un long silence. « Dix-neuf ans, murmura-t-il. Je pense qu’elle
devait avoir dix-neuf ans. »
Grigori n’avait pas vu la porte s’ouvrir.
Le lieutenant Kirillov surgit devant eux. « Iakov ! hurla-t-il.
Descends de cette fichue table. Et toi aussi, Pechkov, espèce d’agitateur !»
Se tournant vers les soldats assis sur leurs bancs derrière les tables à
tréteaux, il lança : « Regagnez vos quartiers, tous autant que vous
êtes ! Vous avez une minute pour quitter les lieux. Sinon, c’est le knout. »
Personne ne bougea. Les soldats
fixaient le lieutenant d’un air buté. Grigori se demanda si c’était ainsi que
débutaient les mutineries.
Muré dans son désespoir, Iakov n’avait
pas pris conscience du drame qui se déroulait sous ses yeux. Il descendit
lourdement de la table. La tension se relâcha. Plusieurs hommes qui se tenaient
près de Kirillov se levèrent en grommelant, effrayés. Par pure provocation,
Grigori resta encore un peu sur la table. Mais il sentit que la colère des
hommes n’était pas suffisante pour qu’ils s’en prennent à un officier. Il finit
par sauter à terre. Les soldats commencèrent à évacuer la salle. Kirillov,
immobile, les suivait du regard.
Grigori regagna son quartier et l’on
sonna bientôt l’extinction des feux. En tant que sergent, il avait droit à une
alcôve entourée de rideaux, tout au fond du dortoir de sa section. Il entendit
les hommes discuter à voix basse.
« Pas question de tirer sur
des femmes, affirmait l’un.
— Je suis bien d’accord »,
disait un autre.
Un troisième objecta : « Si
tu ne le fais pas, ces salopards d’officiers t’exécuteront
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