La Chute Des Géants: Le Siècle
hommes de Pinski étaient en nombre à peu
près égal, la moitié à pied, l’autre à cheval, disposés des deux côtés de la
rue.
Grigori observait anxieusement
les manifestants, incapable de prédire comment les choses allaient tourner. S’il
avait été seul avec sa section, il aurait empêché le bain de sang en laissant
passer la foule après lui avoir opposé une résistance symbolique. Mais il y
avait Pinski. Comment allait-il réagir ?
Les manifestants s’approchèrent.
Ils étaient des centaines, non, des milliers – hommes et femmes en
tuniques bleues ou en blouses de travail usées. La plupart arboraient des
brassards ou des rubans rouges. Leurs banderoles proclamaient : « À
bas le tsar ! » ou encore : « Du pain, la paix et la terre ! »
De simple protestation, le mouvement était devenu politique.
À mesure que le cortège se
rapprochait, Grigori sentait l’inquiétude s’emparer de ses hommes.
Il se porta à la rencontre des
manifestants. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir à leur tête Varia, la
mère de Konstantin. Ses cheveux gris étaient retenus par un foulard rouge et elle
brandissait au bout d’un gros bâton un drapeau de la même couleur. « Bonjour,
Grigori Sergueïevitch, lui dit-elle aimablement. Tu vas me tirer dessus ?
— Bien sûr que non,
répondit-il. Mais je ne sais pas ce que fera la police. »
Varia s’était arrêtée, tandis que
ses compagnons marchaient toujours, poussés par les milliers de gens massés
derrière eux. Grigori entendit Pinski ordonner à la cavalerie d’avancer.
Surnommés les « pharaons », ces policiers montés, armés de fouets et
de matraques, étaient les plus haïs de tous.
« Tout ce qu’on veut,
expliqua Varia, c’est gagner de quoi pouvoir nourrir nos familles. Ce n’est pas
ce que tu veux toi aussi, Grigori ? »
Les manifestants ne recherchaient
pas l’affrontement et n’essayèrent pas de forcer les rangs des soldats de
Grigori pour accéder au pont. Ils se dispersèrent au contraire le long du quai,
de part et d’autre du pont. Les pharaons de Pinski, répartis sur le chemin de
halage, faisaient évoluer nerveusement leurs chevaux pour empêcher la foule de
descendre sur la glace, mais ils n’étaient pas assez nombreux pour former une
barrière continue. Du côté des manifestants, personne n’avait envie d’être le
premier à s’engager sur le fleuve. Pendant un moment, ce fut l’impasse.
Le lieutenant Pinski leva son
porte-voix. « Rentrez chez vous ! » cria-t-il. Son instrument,
une feuille de tôle enroulée en cône, amplifiait à peine sa voix. « Vous n’êtes
pas autorisés à vous rendre dans le centre. Regagnez vos usines dans le calme.
C’est un ordre. Demi-tour ! »
Personne ne s’exécuta – la
plupart des gens ne l’avaient même pas entendu – mais quolibets et huées
ne tardèrent pas à fuser. À l’intérieur de la foule, quelqu’un jeta une pierre.
Elle frappa la croupe d’un cheval qui partit au galop. Son cavalier, surpris,
faillit être désarçonné. Il parvint à se remettre en selle en tirant
furieusement sur les rênes et punit sa bête d’un coup de cravache. La foule
rit, ce qui accrut la colère du policier, qui réussit pourtant à maîtriser sa
monture.
Tirant profit de la situation, un
manifestant plus audacieux que les autres contourna un pharaon et sauta sur la
glace. Des deux côtés du pont, plusieurs personnes l’imitèrent. Brandissant
fouets et matraques, les pharaons dirigèrent leurs chevaux sur la foule,
faisant pleuvoir les coups. Quelques manifestants s’écroulèrent, mais ils
furent plus nombreux à réussir à passer ; d’autres décidèrent alors de
tenter leur chance. En l’espace de quelques secondes, une bonne trentaine de
personnes se mit à courir sur le fleuve gelé.
Cela convenait parfaitement à
Grigori. Il pourrait dire qu’il avait fait de son mieux pour interdire le
passage, qu’il avait réussi à bloquer l’accès au pont, mais que la foule était
trop nombreuse pour qu’il puisse l’empêcher de traverser la glace.
Pinski voyait les choses
autrement.
Tournant son porte-voix en
direction des forces de police, il ordonna : « En joue !
— Non ! » hurla
Grigori, mais il était trop tard. Les policiers se mirent en position de tir,
genou au sol, fusil à l’épaule. Les premiers manifestants voulurent faire
demi-tour, la poussée des milliers de gens qui les suivaient les en
Weitere Kostenlose Bücher