La Chute Des Géants: Le Siècle
pour refus d’obéissance !
— Je tirerai à côté,
répliqua un quatrième.
— Ils peuvent s’en
apercevoir.
— Suffit de viser un tout
petit plus haut que la tête. Personne ne peut dire que tu l’as fait exprès.
— C’est ce que je ferai,
approuva une autre voix.
— Ouais, moi aussi.
— Moi aussi. »
On verra bien, se dit Grigori en se
laissant glisser dans le sommeil. Il était facile d’être courageux en paroles,
et dans le noir. En plein jour, ce serait une autre paire de manches.
3.
Le lundi, son peloton fut conduit
au pont Liteïni, non loin de la caserne, au bout de la perspective
Samsonievski. Ce pont de quatre cents mètres de long s’appuyait sur de massifs
piliers en pierre enfoncés dans les eaux gelées du fleuve comme des brise-glace
échoués. L’objectif était identique à celui de vendredi : empêcher les
contestataires de rejoindre le centre-ville. Cependant, les ordres étaient un
peu différents.
Le lieutenant Kirillov transmit
ses directives à Grigori. Ces derniers temps, il semblait en permanence d’humeur
massacrante, et peut-être l’était-il vraiment : les officiers n’appréciaient
sans doute pas plus que les soldats l’idée de se dresser contre leurs
compatriotes. « Aucun manifestant ne doit pouvoir traverser le fleuve, que
ce soit par le pont ou sur la glace, c’est clair ? Tirez sur les gens qui
enfreindront les instructions !
— Compris, Votre Excellence »,
répondit Grigori d’un ton sec en cachant son mépris.
Kirillov répéta ses ordres et
disparut. Grigori se dit qu’il avait peur : peur d’être tenu pour
responsable de ce qui pourrait se passer, que ses instructions soient suivies
ou non.
Grigori n’avait aucune intention
d’obéir. Il se laisserait entraîner dans une discussion avec les meneurs
pendant que le gros des manifestants traverserait, exactement comme cela s’était
passé la fois précédente.
Tôt dans la matinée cependant, un
détachement de police vint se joindre à sa section. Grigori constata avec
horreur qu’il était dirigé par son vieil ennemi, Mikhaïl Pinski. Le policier ne
souffrait manifestement pas de la faim : ses joues étaient plus rebondies
que jamais et son uniforme le boudinait. Il tenait un porte-voix à la main.
Cette fois, il n’était pas flanqué de Kozlov, son acolyte à face de fouine.
« Je te connais, toi !
lança-t-il à Grigori. Tu travaillais aux usines Poutilov.
— Jusqu’à ce que vous m’obligiez
à m’engager pour l’armée, répliqua Grigori.
— Ton frère est un assassin
qui s’est enfui en Amérique.
— Si vous le dites !
— Personne ne traversera le
fleuve ici aujourd’hui.
— On verra bien.
— J’attends de tes hommes
une collaboration pleine et entière, tu m’entends ?
— Vous n’avez pas peur ?
demanda Grigori.
— De la populace ? Ne
sois pas idiot.
— Non, de l’avenir. Imaginez
que les révolutionnaires l’emportent. À votre avis, qu’est-ce qu’ils vous
feront ? Vous avez passé votre vie à intimider les faibles, tabasser les
gens, harceler les femmes et empocher les pots-de-vin. Vous ne craignez pas d’avoir
à le payer un jour ? »
Pinski pointa son doigt ganté sur
Grigori. « Ces propos subversifs seront rapportés à qui de droit ! »
Et il s’éloigna.
Grigori haussa les épaules. La
police n’arrêtait plus les gens aussi facilement que par le passé. Les
officiers savaient que s’il était mis aux arrêts, Isaak et les autres
risquaient de se mutiner.
Le jour se leva dans une
atmosphère paisible. Il y avait très peu d’ouvriers dans les rues. Bon nombre d’usines
avaient fermé, faute de combustible pour faire tourner les machines ou
alimenter les fourneaux. D’autres étaient en grève. Les salariés réclamaient
des augmentations pour compenser la hausse des prix, ils exigeaient qu’on
chauffe les ateliers glacials ou qu’on installe des barrières de sécurité
autour des machines dangereuses. De toute évidence, personne ou presque n’irait
travailler aujourd’hui. Mais avec ce beau soleil, les gens ne resteraient pas
cloîtrés chez eux. Effectivement, vers le milieu de la matinée, Grigori vit une
grande foule arriver par la perspective Samsonievski – des hommes et des
femmes en vêtements loqueteux d’ouvriers.
Il avait sous ses ordres trente
soldats et deux caporaux, déployés sur quatre rangs de huit en travers de la
rue pour bloquer l’accès au pont. Les
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