La Chute Des Géants: Le Siècle
particulièrement de l’article
quatre qui réclamait la propriété collective des moyens de production. Maud
trouva cette revendication intéressante, car elle démarquait nettement les
travaillistes des libéraux, défenseurs des milieux d’affaires. Mais elle
comprit rapidement que son opinion était minoritaire. Son voisin s’agitait de
plus en plus et finit par crier : « Allez-vous chasser les Allemands
de ce pays ? »
Bernie fut pris de court. Il
resta un moment sans voix avant de dire : « Je suis prêt à faire tout
ce qui peut servir la cause des ouvriers. » Maud se demanda ce qu’il en
était des ouvrières et songea qu’Ethel devait penser la même chose. Bernie
poursuivit : « Il ne me semble pas que prendre des mesures contre les
Allemands qui vivent dans notre pays soit une priorité. »
Cette réponse fut mal accueillie
et suscita même quelques huées.
Bernie reprit : « Pour
en revenir aux questions plus importantes qui nous occupent… »
Quelqu’un lança de l’autre bout
de la salle : « Et le kaiser ? »
Bernie commit l’erreur de
répondre au perturbateur par une autre question : « Comment ça, le
kaiser ? Il a abdiqué.
— Est-ce qu’il faut le juger ? »
— Vous ne comprenez pas qu’en
le jugeant, on lui permet de se défendre ? s’énerva Bernie. Vous voulez
vraiment offrir à l’empereur d’Allemagne une tribune pour proclamer son
innocence à la face du monde ? »
Maud jugea que l’argument ne
manquait pas de poids, mais ce n’était pas ce que la salle voulait entendre.
Les huées redoublèrent, ponctuées de cris : « À mort le kaiser !
Qu’on le pende ! »
Les électeurs anglais étaient
parfaitement répugnants quand ils se mettaient en colère, se dit Maud. Les
hommes, en tout cas. Quelles femmes auraient envie d’assister à ce genre de
réunion ?
Bernie répliqua : « Si nous
pendons nos ennemis vaincus, nous sommes des barbares. »
Le voisin de Maud ajouta : « Est-ce
que vous ferez payer les Boches ? »
La question provoqua un immense
chahut. « Faites payer les Boches ! hurlèrent plusieurs personnes.
— Dans des proportions raisonnables… »,
commença Bernie, mais il ne put achever.
« Faites payer les Boches ! »
Le cri fut répété aux quatre coins de la salle. Quelques instants plus tard, c’était
un chœur à l’unisson. « Faites payer les Boches ! Faites payer les
Boches ! »
Maud se leva et se dirigea vers la
porte.
3.
Woodrow Wilson fut le tout premier
président américain à voyager à l’étranger pendant son mandat.
Il prit le bateau à New York le
4 décembre. Neuf jours plus tard, Gus l’attendait sur le quai, à Brest, à
l’extrême pointe ouest de la Bretagne. À midi, la brume se dissipa et le soleil
se montra pour la première fois depuis des jours. Dans la baie, des bâtiments
des marines française, anglaise et américaine formèrent une garde d’honneur
autour du navire qui transportait le président, le George Washington. Des canons saluèrent son arrivée et on joua l’hymne américain.
Ce fut un moment solennel pour
Gus. Wilson était venu pour veiller à ce qu’il n’y ait plus jamais de guerre
comme celle qui venait de se terminer. Ses quatorze points et sa Société des
nations devaient transformer définitivement la manière dont les États réglaient
leurs conflits. C’était un projet d’ampleur cosmique. Jamais dans l’histoire de
l’humanité un homme politique n’avait eu une ambition aussi élevée. S’il
réussissait, ce serait l’avènement d’un monde nouveau.
À trois heures de l’après-midi,
la première dame, Edith Wilson, descendit la passerelle au bras du général
Pershing, suivie du président en chapeau haut-de-forme.
La ville de Brest accueillit
Wilson en héros. « Vive Wilson, défenseur du droit des peuples »,
proclamaient les bannières. Le drapeau américain flottait sur toutes les
façades. Des foules se pressaient dans les rues, de nombreuses femmes arborant
la haute coiffe de dentelle traditionnelle. On entendait partout jouer des
binious. Gus s’en serait d’ailleurs volontiers passé.
Le ministre français des Affaires
étrangères prononça un discours de bienvenue. Gus se trouvait au milieu des
journalistes. Il remarqua une femme de petite taille coiffée d’une grosse toque
de fourrure. Elle se retourna. Il reconnut son joli visage déparé par une
paupière perpétuellement close. Il sourit,
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