La Chute Des Géants: Le Siècle
la touche. » Lodge était un
républicain de l’aile droite du parti.
« Vous connaissez les hommes
politiques. Ils sont susceptibles comme des collégiennes, et plus rancuniers.
Lodge est président de la commission des Affaires étrangères du Sénat. Wilson
aurait dû l’emmener à Paris. »
Gus protesta : « Lodge
est hostile à tout le projet de Société des nations !
— Savoir écouter les gens
intelligents qui ne sont pas de votre avis est un talent rare, mais nécessaire
pour un président. En emmenant Lodge, il l’aurait neutralisé. S’il avait fait
partie de la délégation, il n’aurait pas pu rentrer ensuite au pays et
critiquer les décisions prises à Paris, quelles qu’elles soient. »
Elle n’avait sûrement pas tort.
Mais Wilson était un idéaliste persuadé que la force de la vertu surmonterait
tous les obstacles. Il sous-estimait la nécessité de flatter et de séduire.
En l’honneur du président, le
repas était particulièrement soigné. On leur servit une sole de l’Atlantique
avec une sauce hollandaise. Gus n’avait rien mangé d’aussi bon depuis le début
de la guerre. Il regardait avec amusement Rosa s’empiffrer. Elle était si menue !
Où mettait-elle tout ce qu’elle avalait ?
À la fin du repas, on leur
apporta un café fort dans de toutes petites tasses. Gus n’avait pas envie de
quitter Rosa pour se retirer dans son compartiment couchette. Sa conversation
le passionnait. « Wilson sera quand même en position de force à Paris »,
remarqua-t-il.
Rosa esquissa une moue sceptique.
« Comment ça ?
— Eh bien, d’abord parce que
nous avons gagné la guerre pour eux. »
Elle hocha la tête. « Wilson
a dit : « Nous avons sauvé le monde à Château-Thierry."
— Nous y étions, Chuck Dixon
et moi.
— C’est là qu’il est mort ?
— Touché de plein fouet par
un obus. Le premier homme que j’aie vu mourir. Pas le dernier, malheureusement.
— Je suis profondément
navrée, surtout pour sa femme. Je connais Doris depuis des années. Nous avions
le même professeur de piano.
— Je ne sais pas si nous
avons sauvé le monde en réalité, poursuivit Gus. Il y a eu beaucoup plus de
morts français, anglais et russes qu’américains. Mais nous avons fait pencher
la balance. Ce n’est pas rien, j’imagine. »
Elle fit danser ses boucles
noires en secouant la tête. « Je ne suis pas d’accord. La guerre est finie
et les Européens n’ont plus besoin de nous.
— Des hommes comme Lloyd
George semblent penser qu’on ne peut pas négliger la puissance militaire
américaine.
— Il a tort », répliqua
Rosa. Gus était un peu surpris et intrigué de voir une femme parler avec tant
de passion d’un tel sujet. « Supposez que les Français et les Anglais
refusent tout bonnement de suivre Wilson, croyez-vous qu’il emploiera la force
pour faire admettre ses idées ? Non. Même s’il le voulait, le Congrès
républicain s’y opposerait.
— Nous avons le pouvoir
économique et financier.
— Il est vrai que les dettes
des Alliés à notre égard sont considérables, mais je ne suis pas sûre que cela
nous donne un vrai moyen de pression. Vous connaissez sûrement ce proverbe :
« Si tu dois cent dollars, la banque te tient, mais si tu dois un million
de dollars, c’est toi qui tiens la banque." »
Gus commençait à comprendre que
la tâche de Wilson serait sans doute plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. « Et
l’opinion publique ? Vous avez vu l’accueil qu’a reçu Wilson à Brest. Dans
toute l’Europe, les gens comptent sur lui pour bâtir un monde pacifique.
— C’est son plus gros atout.
Les gens n’en peuvent plus des massacres. Tous disent : « Plus jamais
ça. » J’espère simplement que Wilson pourra leur apporter ce qu’ils
désirent. »
Ils regagnèrent leurs
compartiments et se souhaitèrent bonne nuit. Gus resta longtemps éveillé. Il
pensait à Rosa et à leur conversation. Il ne connaissait pas de femme plus
intelligente qu’elle. Et elle était belle. On oubliait très vite son œil. Au
premier regard, il apparaissait comme une terrible difformité. Mais au bout d’un
moment, Gus ne le voyait même plus.
Elle n’envisageait pas la
conférence avec beaucoup d’optimisme. Tout ce qu’elle avait dit était vrai.
Wilson allait devoir se battre. Gus était enchanté de faire partie de la
délégation et ferait tout son possible pour que les idéaux du président
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