La Chute Des Géants: Le Siècle
ravi : c’était Rosa Hellman. Il
avait hâte d’entendre son point de vue sur la conférence de paix.
Après les discours, le président
et son escorte embarquèrent dans le train de nuit qui devait les conduire à
Paris, à six cents kilomètres. Le président serra la main de Gus en disant :
« Heureux de vous retrouver parmi nous, Gus. »
Wilson avait tenu à s’entourer de
proches collaborateurs pour l’assister lors de la conférence de paix de Paris.
Il aurait pour conseiller principal le colonel House, le pâle Texan qui depuis
des années lui faisait des recommandations officieuses sur les questions de
politique étrangère. Gus serait le membre le moins prestigieux de l’équipe.
Wilson paraissait fatigué. Edith
et lui se retirèrent dans leur suite. Gus était inquiet. Il avait entendu dire
que le président avait des problèmes de santé. En 1906, un vaisseau sanguin
avait éclaté derrière son œil gauche, provoquant une cécité temporaire. Les
médecins avaient diagnostiqué une pression artérielle trop élevée et lui
avaient conseillé de se retirer. Naturellement, Wilson était passé outre et
avait poursuivi sa carrière avec énergie, jusqu’à accéder à la présidence. Mais
depuis quelque temps, il souffrait de maux de tête, peut-être symptomatiques de
ce même problème d’hypertension. La conférence de paix promettait d’être
exténuante. Gus espérait qu’il tiendrait le coup.
Rosa était dans le train. Gus
vint s’asseoir en face d’elle sur les brocarts duwagon-restaurant. « Je
me demandais si je vous verrais », lui dit-elle. Elle semblait enchantée
de cette rencontre.
« J’ai été détaché de l’armée,
expliqua Gus qui portait toujours son uniforme de capitaine.
— Wilson s’est fait éreinter
aux États-Unis sur le choix de ses collaborateurs. Cela ne vous concernait pas,
bien sûr…
— Je ne suis que du menu
fretin.
— Certains estiment qu’il n’aurait
pas dû emmener sa femme. »
Gus haussa les épaules. Ce n’était
qu’un détail. Il se rendait compte qu’après ce qu’il avait vécu sur le champ de
bataille, il aurait du mal à prendre au sérieux certaines préoccupations des
gens en temps de paix.
Rosa continua : « On
lui reproche surtout de n’avoir pris aucun républicain avec lui.
— Il a besoin d’amis autour
de lui, pas d’ennemis, s’indigna Gus.
— Mais il a aussi besoin d’alliés
dans le pays. Il a perdu le Congrès. »
Elle avait raison évidemment, et
Gus se rappela alors combien elle était intelligente. Les élections de
mi-mandat avaient été désastreuses pour Wilson. Les républicains avaient obtenu
la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants.
« Comment est-ce arrivé ?
demanda Gus. Je n’ai pas suivi cela.
— Tout le monde en a assez
des rationnements et des prix élevés. La fin de la guerre est arrivée juste un
peu trop tard. Les libéraux sont farouchement hostiles à la loi sur l’espionnage.
Elle a permis à Wilson de jeter en prison ceux qui étaient contre la guerre. Et
il s’en est servi : Eugene Debs a été condamné à dix ans. » Debs
avait été le candidat socialiste à la présidence. Rosa ajouta d’une voix
vibrante de colère : « On ne peut pas incarcérer ses opposants tout
en prétendant prôner la liberté. »
Gus retrouvait le plaisir des discussions
à fleuret moucheté avec Rosa.
« En temps de guerre, on
peut être obligé de faire quelques entorses au principe de liberté.
— Apparemment, ce n’est pas
l’avis des électeurs américains. Mais ce n’est pas tout : il a pratiqué la
ségrégation dans ses bureaux de Washington. »
Gus ignorait si les Noirs
pourraient un jour rejoindre le niveau des Blancs mais, comme presque tous les
libéraux américains, il estimait que la meilleure manière de le savoir était de
leur offrir davantage de chances dans la vie et de voir ce qui se passerait.
Mais Wilson et sa femme étaient originaires du Sud et voyaient les choses
différemment.
« Edith n’emmènera pas sa
femme de chambre à Londres de crainte qu’elle n’y prenne un mauvais esprit,
confirma Gus. Elle trouve que les Anglais sont trop polis avec les Noirs.
— Woodrow Wilson n’est plus
le chéri de la gauche américaine, observa Rosa. Autrement dit, il aura besoin
du soutien des républicains pour son projet de Société des nations.
— Je suppose que Henry Cabot
Lodge n’a pas apprécié d’être mis sur
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