La Chute Des Géants: Le Siècle
son
couteau et sa fourchette, mais au lieu de lui poser la question qui lui brûlait
les lèvres, il dit : ««Vous, vous avez toujours eu l’air très sûre de
vous.
— C’est incroyable, n’est-ce
pas ? lança-t-elle en riant.
— Pourquoi ?
— Je crois que j’ai été
relativement sûre de moi jusqu’à l’âge de sept ans. Et là… vous savez comment
sont les écolières. On préfère être l’amie de la plus jolie. J’en étais réduite
à jouer avec les grosses, les laides, les mal fagotées. Cela a continué pendant
toute l’adolescence. Même quand je me suis mise à travailler pour le Buffalo
Anarchiste je me démarquais des autres, d’une certaine façon. C’est quand
je suis devenue rédactrice en chef que j’ai recommencé à avoir une meilleure
image de moi-même. » Elle but une gorgée de Champagne. « Vous m’y
avez aidée.
— Moi ?
— Oui. Parce que vous me
parliez comme si j’étais la personne la plus intelligente et la plus
intéressante de Buffalo.
— Ce qui était probablement
la vérité.
— Exception faite d’Olga
Vialov.
— Ah. » Gus rougit. Il
s’en voulait de sa passion ridicule pour Olga Vialov, mais ne voulait pas l’avouer
afin de ne pas la dénigrer, ce qui aurait manqué d’élégance.
Quand il demanda l’addition après
le café, il ignorait toujours les sentiments de Rosa à son égard.
Dans le taxi, il lui prit la main
et la porta à ses lèvres. Elle murmura : « Oh, Gus, vous êtes
adorable. » Il se demanda comment il devait l’interpréter. Pourtant, elle
levait le visage vers lui, comme si elle attendait vaguement quelque chose.
Voulait-elle qu’il… ? Prenant son courage à deux mains, il l’embrassa.
Un bref instant, elle ne réagit
pas et il pensa qu’il n’aurait jamais dû faire cela. Puis, avec un soupir de
plaisir, elle entrouvrit les lèvres.
Bon, se dit-il tout heureux. Tout
va bien, alors.
Il l’enlaça et ils s’embrassèrent
pendant tout le trajet, jusqu’à son hôtel. Un trajet trop court. Déjà un
portier ouvrait la portière. « Essuyez-vous la bouche », conseilla Rosa
en sortant. Gus prit un mouchoir et se frotta rapidement le visage. Le tissu de
fil blanc fut maculé de rouge à lèvres. Il le replia soigneusement et le remit
dans sa poche.
Il la raccompagna jusqu’à la
porte. « Puis-je vous voir demain ? demanda-t-il.
— Quand ?
— Tôt. »
Elle éclata de rire. « Avec
vous, au moins, on sait toujours à quoi s’en tenir. C’est ce que j’aime en
vous. »
Bien. « C’est ce que j’aime
en vous » ne valait sans doute pas « Je vous aime », mais c’était
mieux que rien.
« Tôt, j’y tiens,
insista-t-il.
— Que ferons-nous ?
— C’est dimanche. » Il
dit la première chose qui lui vint à l’esprit. « On pourrait aller à l’église.
— D’accord.
— Je vous emmènerai à
Notre-Dame.
— Vous êtes catholique ?
s’étonna-t-elle.
— Non, épiscopalien, à défaut
de mieux. Et vous ?
— Aussi.
— Parfait. On s’assiéra au
fond. Je vais regarder les horaires des messes et je vous appelle à votre
hôtel. »
Elle lui tendit la main. Il la
serra amicalement.
« Merci pour cette
excellente soirée, dit-elle poliment.
— Ce fut un plaisir. Bonne
nuit.
— Bonne nuit. »
Elle tourna les talons et
disparut dans le vestibule de l’hôtel.
XXXVI.
Mars-avril 1919
1.
Quand la neige fondit,
transformant la terre dure comme fer de Russie en boue détrempée, les armées
blanches tentèrent un ultime effort pour débarrasser leur pays de la peste
bolchevique. Les cent mille hommes de l’amiral Koltchak, équipés vaille que
vaille d’armes et d’uniformes britanniques, sortirent en force de Sibérie pour
attaquer les rouges sur un front qui s’étirait sur plus de mille kilomètres du
nord au sud.
Fitz suivait, à quelques
kilomètres derrière les blancs. Il commandait le bataillon des copains d’Aberowen
complété de quelques Canadiens et d’une poignée d’interprètes. Son rôle
consistait à soutenir Koltchak en assurant les communications, le renseignement
et le ravitaillement.
Fitz était animé de grands
espoirs. Ce ne serait pas facile, mais il était inimaginable de laisser Lénine
et Trotski s’approprier la Russie.
Début mars, il se trouvait dans
la ville d’Oufa, du côté européen de l’Oural. Il lisait une liasse de journaux
vieux d’une semaine. Les nouvelles de Londres étaient
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