La Chute Des Géants: Le Siècle
ma
franchise, déclara Cecil. La délégation française semble dire que puisque la
Société des nations ne sera pas aussi puissante qu’elle le souhaiterait, elle
préfère la rejeter d’un bloc. Permettez-moi de faire observer très honnêtement
que, dans ce cas, il se constituera certainement une alliance bilatérale entre
les États-Unis et la Grande-Bretagne et que la France n’aura rien à y gagner. »
Gus réprima un sourire. Voilà qui
était parlé !
Bourgeois prit l’air outré et
retira son amendement.
Wilson adressa un regard
reconnaissant à Cecil par-dessus la table.
Le délégué japonais, le baron
Makino, voulut s’exprimer à son tour. Wilson acquiesça et consulta sa montre.
Makino évoqua la clause déjà
approuvée de la convention qui garantissait la liberté religieuse. Il
souhaitait ajouter un amendement précisant que les pays membres traiteraient à
égalité les citoyens des autres États membres, sans distinction de race.
Le visage de Wilson se figea.
Même traduit, le discours de
Makino ne manquait pas d’éloquence. Il fit remarquer que des hommes de races
différentes avaient combattu côte à côte pendant cette guerre. « Un lien
réciproque d’amitié et de gratitude s’est établi. » La Société des nations
serait une grande famille. Ne serait-il pas normal que les ressortissants des
uns et des autres soient traités en égaux ?
Gus fut ennuyé, mais cette
intervention ne l’étonna pas. Cette question préoccupait les Japonais depuis
huit ou quinze jours. Elle avait déjà semé la consternation chez les
Australiens et les Californiens qui ne voulaient pas de Japonais sur leur
territoire. Elle avait déconcerté Wilson qui n’avait pas un instant imaginé que
les Noirs américains puissent être ses égaux. Mais elle avait surtout troublé
les Anglais qui régnaient de façon parfaitement antidémocratique sur plusieurs
centaines de millions d’individus de races différentes et n’avaient aucune
envie que ces derniers se considèrent comme les pairs de leurs seigneurs et
maîtres blancs.
Ce fut encore Cecil qui répondit :
« C’est, hélas, un sujet très controversé. » Gus faillit le croire
sincèrement attristé. « La seule idée d’en débattre a déjà semé la
discorde. »
Il y eut un murmure d’approbation
autour de la table.
Cecil ajouta : « Pour
éviter de retarder l’adoption du projet de convention, sans doute serait-il
préférable de remettre à plus tard la discussion sur… euh, la discrimination
raciale. »
Le Premier ministre grec
intervint : « La question de la liberté religieuse représente également
un sujet délicat. Nous devrions peut-être l’abandonner aussi pour le moment. »
Le délégué portugais rétorqua :
« Mon gouvernement n’a encore jamais signé de traité qui ne fasse pas
référence à Dieu ! »
Cecil, qui était un homme
profondément pieux, répondit : « Nous allons peut-être devoir en
prendre le risque pour une fois. »
Une cascade de rire parcourut l’assistance.
Visiblement soulagé, Wilson déclara : « Si cette question est réglée,
poursuivons. »
4.
Le lendemain, Wilson se rendit au
ministère français des Affaires étrangères, quai d’Orsay, et donna lecture de l’avant-projet
devant l’assemblée plénière de la conférence de paix, réunie dans le fameux
salon de l’Horloge sous les immenses lustres qui ressemblaient aux stalactites
d’une grotte arctique. Le jour même, il partait pour les États-Unis. Le
lendemain soir, un samedi, Gus alla danser.
Après la tombée de la nuit, Paris
faisait la fête. La nourriture était encore rare, mais l’alcool semblait couler
à flots. Les jeunes gens laissaient la porte de leur chambre d’hôtel ouverte
pour y accueillir les infirmières de la Croix-Rouge en mal de compagnie. La
morale traditionnelle avait été mise entre parenthèses. On ne cherchait plus à
cacher ses amours. Les hommes efféminés ne tentaient plus de se donner de faux
airs virils. Larue devint le restaurant des lesbiennes. On prétendait que la
pénurie de charbon était un mythe inventé par les Français pour justifier de
coucher les uns avec les autres sous prétexte de se tenir chaud.
Tout était cher, mais Gus avait
de l’argent. Il avait également un autre avantage : il connaissait Paris
et parlait français. Il alla aux courses à Saint-Cloud, entendit La Bohème à l’Opéra et assista à une revue musicale très osée,
Weitere Kostenlose Bücher