La Chute Des Géants: Le Siècle
la nouvelle noblesse », dit-il à Katerina.
Elle s’esclaffa. « Dans ce
cas, où sont mes diamants ?
— Enfin, tu vois bien :
on va à des banquets, quand on prend le train on voyage en première classe,
tout ça.
— Les aristocrates n’ont
jamais rien fait de bon. Vous, vous trimez tous douze, quinze, dix-huit heures
par jour. On ne peut pas vous demander d’aller ramasser des bouts de bois sur
les tas d’ordures pour vous chauffer, comme les pauvres.
— On trouve toujours des
excuses pour accorder des privilèges à une élite.
— Allons, dit-elle. Viens
là. Je vais t’accorder un privilège tout à fait spécial. »
Après l’amour, Grigori resta
éveillé. Malgré ses scrupules, il ne pouvait s’empêcher d’être secrètement
soulagé de savoir sa famille à l’abri du besoin. Katerina avait pris du poids.
La première fois qu’il l’avait vue, c’était une sensuelle jeune fille de vingt
ans ; c’était désormais une mère de famille de vingt-six ans un peu empâtée.
Vladimir avait cinq ans, il allait à l’école où il apprenait à lire et à écrire
avec les enfants des nouveaux dirigeants de la Russie ; Anna, qu’ils
appelaient le plus souvent Ania, était une petite fille espiègle et bouclée de
trois ans. Leur appartement avait appartenu autrefois à une dame d’honneur de
la tsarine. Il était bien chauffé, sec et spacieux, avec une deuxième chambre
pour les enfants, une cuisine et même un salon – il aurait été
suffisamment vaste pour loger vingt habitants de l’ancien immeuble de Grigori à
Petrograd. Un tapis réchauffait le sol devant l’âtre, les fenêtres étaient
tendues de rideaux, ils prenaient le thé dans des tasses de porcelaine et une
peinture à l’huile représentant le lac Baïkal était accrochée au- dessus de la
cheminée.
Grigori s’endormit enfin. Il fut
réveillé à six heures du matin par des coups frappés à la porte. Il ouvrit et
découvrit une femme d’une maigreur squelettique, pauvrement vêtue, dont le
visage lui parut familier. « Je suis désolée de déranger Votre Excellence
d’aussi bonne heure », dit-elle en employant l’ancienne formule de
politesse.
Il reconnut avec surprise la
femme de Konstantin. « Magda ! Tu as tellement changé. Entre !
Que se passe-t-il ? Vous habitez Moscou maintenant ?
— Oui, nous avons déménagé
ici, Votre Excellence.
— Arrête de m’appeler comme
ça, voyons. Où est Konstantin ?
— En prison.
— Comment ? Pourquoi ?
— Comme
contre-révolutionnaire.
— C’est impossible !
protesta Grigori. C’est une grossière erreur, forcément.
— Oui, monsieur.
— Qui l’a arrêté ?
— LaTcheka.
— La police secrète. Voyons,
elle travaille pour nous. Je vais tirer ça au clair. Je prends mon petit
déjeuner et je vais me renseigner.
— Votre Excellence, s’il
vous plaît, je vous en supplie, il faut agir tout de suite : on doit l’exécuter
dans une heure !
— Bon sang ! lança
Grigori. Attends-moi ici, je m’habille. »
Il enfila son uniforme. Malgré l’absence
d’insignes de grade, il était de bien meilleure qualité que celui d’un simple
soldat et révélait clairement son rang de commandant.
Quelques minutes plus tard, il
quittait avec Magda le quartier du Kremlin. Il neigeait. Ils parcoururent à
pied la courte distance qui les séparait de la place Loubianka. Le siège de la
Tcheka était un immense bâtiment baroque de brique jaune, qui abritait
autrefois les bureaux d’une compagnie d’assurances. Le garde de faction à la
porte salua Grigori.
À peine entré, il se mit à
hurler. « Qui est de service ici ? Faites venir l’officier de
permanence immédiatement ! Je suis le camarade Grigori Pechkov, membre du
Comité central bolchevique. J’exige de voir le détenu Konstantin Vorotsintsev
sur-le-champ. Qu’est-ce que vous attendez ? Allez !» Il avait
découvert que c’était le meilleur moyen d’obtenir satisfaction, mais cela lui
rappelait désagréablement le comportement irascible d’un aristocrate choyé.
Pendant quelques minutes, les
gardes coururent en tous sens, affolés, puis l’officier de permanence arriva
dans le vestibule. Grigori n’en crut pas ses yeux. Il le connaissait :
Mikhaïl Pinski.
Grigori fut frappé d’horreur. Quand
il était dans la police tsariste, Pinski était un tyran et une brute :
était-il devenu un tyran et une brute au service de la révolution ?
Pinski
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