La Chute Des Géants: Le Siècle
américains dans le port de Tampico.
Les hommes avaient déjà été libérés, le fonctionnaire avait présenté ses
excuses et l’incident aurait pu s’arrêter là.
Mais le commandant, l’amiral
Mayo, avait réclamé une salve de vingt et un coups de canon. Le président
Huerta avait refusé. Accentuant la pression, Wilson avait menacé d’occuper
Veracruz, le plus grand port du Mexique.
L’Amérique se trouvait ainsi au
bord de la guerre. Gus admirait profondément Woodrow Wilson, un homme de
principes. Le président ne se satisfaisait pas du point de vue cynique selon
lequel un bandit mexicain en valait un autre. Huerta était un réactionnaire qui
avait assassiné son prédécesseur et Wilson n’attendait qu’un prétexte pour le
renverser. Gus était ravi de voir le dirigeant d’une puissance mondiale refuser
d’admettre qu’un homme puisse accéder au pouvoir par le meurtre. Toutes les
nations accepteraient-elles un jour ce principe ?
Les Allemands avaient encore fait
monter la tension d’un cran. Un navire allemand,l ’ Ypiranga, approchait de Veracruz, transportant une cargaison de fusils et de munitions
destinée au gouvernement de Huerta.
Les crispations avaient été vives
toute la journée et Gus luttait contre le sommeil. Un rapport dactylographié
des services secrets militaires sur l’état des forces rebelles au Mexique était
posé devant lui, sur le bureau éclairé par une lampe à abat-jour vert. Le
service de renseignements était l’un des plus modestes de l’armée américaine – ses
effectifs se limitaient à deux officiers et deux employés –, et le rapport
était incomplet. Gus avait du mal à se concentrer. Il pensait à Caroline
Wigmore.
À son arrivée à Washington, il
avait décidé de rendre visite au professeur Wigmore, dont il avait été l’étudiant
à Harvard et qui enseignait à présent à l’université de Georgetown. Wigmore n’était
pas chez lui, mais sa seconde épouse, bien plus jeune que lui, était là. Gus
avait rencontré Caroline à plusieurs reprises à l’occasion de cérémonies
universitaires, et avait été séduit par son attitude discrète et réfléchie et
par sa vive intelligence. « Il m’a raconté qu’il allait commander des
chemises neuves, avait-elle dit, les traits visiblement tendus, avant d’ajouter :
Mais je sais qu’il est chez sa maîtresse. » Gus avait essuyé ses larmes
avec son mouchoir et elle l’avait embrassé sur la bouche en murmurant : « Si
seulement j’avais épousé quelqu’un en qui je puisse avoir confiance. »
Caroline s’était révélée d’un
naturel singulièrement passionné. Si elle refusait d’aller jusqu’au bout, elle
acceptait tout le reste. Il suffisait qu’il la caresse pour qu’elle ait des
orgasmes foudroyants.
Cela durait depuis un mois à
peine, mais Gus aurait voulu qu’elle divorce de Wigmore pour l’épouser. Elle ne
voulait pas en entendre parler, bien qu’elle n’ait pas d’enfant. Cela sonnerait
le glas de la carrière de Gus, affirmait-elle, et elle avait probablement
raison. Le scandale serait trop croustillant pour qu’ils puissent agir
discrètement – la séduisante épouse d’un professeur réputé quittant son
mari et épousant promptement un jeune homme fortuné. Gus savait fort bien ce
que sa mère dirait : « Cela peut se comprendre si le professeur lui
était infidèle, mais il est évidemment impossible de recevoir cette femme dans
la bonne société. » Le président serait ennuyé, comme le seraient les gens
qu’un avocat pourrait souhaiter avoir pour clients. Gus devrait définitivement
renoncer à suivre un jour son père au Sénat.
Il cherchait à se convaincre que
cela lui était bien égal. Il aimait Caroline, il voulait la libérer de son
mari. Il avait beaucoup d’argent et, le jour où son père mourrait, il serait
millionnaire. Il embrasserait une autre carrière. Il pourrait peut-être devenir
journaliste et être correspondant de presse dans des capitales étrangères.
Cette perspective ne lui
inspirait pas moins un regret lancinant. Il venait d’obtenir un emploi à la
Maison-Blanche, le rêve de n’importe quel jeune homme. Y renoncer, en même
temps qu’à l’avenir prometteur qui l’attendait, serait un déchirement.
Le téléphone sonna et son timbre
strident dans le silence nocturne de l’aile ouest fit sursauter Gus. « Bon
sang, lâcha-t-il, les yeux rivés sur le combiné. Bon sang, ça y est. »
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