La colère du lac

suis enfermée dans la maison à pleurer… jusqu’au jour où vous êtes
     venu me chercher pour que j’aille aider Anna…
    Un moment, Ernest ne sut que répondre à ce long monologue, puis doucement, il
     murmura :
    — Léonie, on a tous des choses dans la vie dont on est pas toujours fiers. Que
     vous ayez vécu dans le péché avec cet homme me fait pas changer d’idée.
     Épousez-moé, Léonie, épousez-moé !
    Il tenta de l’embrasser à nouveau.
    — Non, Ernest, j’vous ai pas tout dit… le repoussa-t-elle avec véhémence.
    — Léonie, tout ce que j’veux entendre, c’est votre oui à mademande ! murmura l’homme en continuant de couvrir la femme de sa vie de plein
     de petits baisers.
    — Que vous le vouliez ou non, vous allez m’écouter jusqu’à la fin ! s’emporta
     Léonie. J’ai pas entrepris ce long et pénible discours pour rien ! Ensuite, on
     aura pus rien à se dire. J’ai jamais revu John, continua-t-elle d’un ton
     déterminé, mais quand chus revenue à Roberval avec un bébé à prendre soin, j’lui
     ai écrit. Pour avoir de l’argent, j’lui ai fait croire qu’y était le père de
     Julianna ! Pis y m’en a donné plein ! Mais pour expier ce mensonge, j’ai juré
     su’a tête d’Anna de jamais me laisser aimer par un autre homme, pus jamais, vous
     comprenez astheure, Ernest Rousseau ? Voilà pourquoi vous pouvez pas me marier,
     je l’ai juré ! hurla-t-elle avant de s’enfuir en courant, laissant derrière elle
     un Ernest sidéré.

    Léonie et sa filleule ne se parlèrent pas de ce qui s’était passé. Julianna
     avait remis ses bas et ses souliers et avait rejoint sa mère adoptive qui
     l’attendait, silencieuse. À la ferme, Marguerite surveillait leur arrivée. Elle
     se dépêcha de prendre sa belle-sœur en aparté pour s’informer de la bonne marche
     des événements. Mais Julianna lui répondit sèchement qu’elle ne l’avait même pas
     vu, avant d’ajouter que de toute façon, ce n’était qu’un caprice, d’oublier tout
     ça, qu’elle avait un fort beau prétendant à Montréal dont elle commençait à
     s’ennuyer sérieusement d’ailleurs. C’est ce qu’elle répéta à sa marraine, un peu
     plus tard dans la journée, en l’implorant de rentrer chez elles. À sa grande
     surprise, Léonie ne s’opposa pas du tout à sa demande, mais au contraire en fut
     ravie. Alphonse n’essaya pas vraiment de les retenir quand il apprit qu’elles
     devançaient leur départ. Il avait été très heureux de leur visite, mais cela
     l’épuisait. Il avait l’impression qu’ilaurait dormi toute la
     journée. Chaque petit mouvement lui demandait un effort. Il n’aspirait qu’à se
     reposer et il y parviendrait beaucoup mieux sans la présence de sa fille et de
     sa belle-sœur, qui serait toujours un peu gênante. Chassez le naturel et il
     revient au galop ! Cette fois, seul Ti-Georges alla les reconduire au bateau. Ni
     l’une ni l’autre n’avait revu les Rousseau. François-Xavier annonça à son père
     que Julianna en aimait un autre et la discussion fut close. Ernest n’eut pas
     envie de poser plus de questions, trop absorbé qu’il était par sa propre
     déception. Tous les deux se jetèrent à corps perdu dans le travail. En moins de
     temps que prévu, ils terminèrent la construction de la fromagerie.
    L’été tirait à sa fin, maintenant. Ernest et son fils vérifiaient les derniers
     détails de la fabrique avant de commencer la production du fromage.
    — T’es sûr que t’as ben fait de mettre la chaufferie si proche de la salle de
     fabrication ? demanda Ernest en s’accoudant près des machines à vapeur.
    — J’ai construit la fromagerie selon les plans de celle de Saint-Prime, vous
     verrez, ce sera parfait.
    — J’ai toute confiance en toé, mon garçon, pis Saint-Prime, c’est toute une
     fromagerie…
    — Vous allez voir, son père, on va prendre le monopole du cheddar !
    — Chus fier en baptême, François-Xavier. La fromagerie Rousseau et fils, tu te
     rends compte. Jamais j’aurais pensé voir ça écrit sur une pancarte un
     jour.
    — Ça va faire un moyen bel héritage pour les p’tits Rousseau à venir…
    — Que c’est que tu veux dire, François-Xavier ? J’avais cru comprendre que
     Julianna était fiancée à un autre !
    — Y est pas question d’elle pantoute. Non, j’ai pensé… vous savez,la fille aînée de Joseph Larouche. J’pense qu’y