La colère du lac
Roberval.
— Pour Roberval ?
— Pis si jamais a l’est pas là, j’va me rendre à Montréal s’il le faut.
— Mais comment veux-tu y aller pis à cette heure du soir ! Es-tu en train de
virer fou ma foi du Bon Dieu ? fit-il en voyant son fils se préparer.
— J’va passer par le lac voyons, affirma François-Xavier.
— Ah ben baptême, ôte-toé ça de’dans tête tusuite, mon gars ! C’est beaucoup
trop dangereux à c’temps-citte de l’année !
— J’ai dit que j’passe par le lac. Il faut que j’parle à Julianna.
— J’peux ben croire que tu l’aimes, mais si tu te noies ça sera
pas d’avance !
— On a eu ben des bordées de neige pis des bons froids, d’après moé, la glace
est assez solide.
— Ben oui, ça doit passer, mais quand même, tu peux attendre un peu que la
traverse soit un peu plus praticable.
— Non, j’pars tusuite !
— Mais…
— Y faut que j’la voie.
— Tête de cochon, tête de mule, tête de… de… baptême d’enfant ! ragea Ernest en
sacrant un coup de poing sur le bras de sa chaise. J’va y aller avec toé ! Mais
on va partir de clarté par exemple. T’as compris ? On va embarquer des grandes
planches de bois, on pourra les mettre par dessus les crevasses pis va chercher
la grande corde, ça pourrait être utile. Ben, arrête de m’regarder sans rien
faire, grouille de tout préparer pour être prêt à l’aurore, baptême de
baptême !
À l’aube, le père et le fils mettaient à exécution leur décision et mangeaient
un peu avant de se mettre en route quand on frappa à la porte. Elle s’ouvrit à
toute volée, laissant passer un Ti-Georges livide.
— Ti-Georges ! s’étonnèrent les deux hommes.
— Papa est mort c’te nuitte, leur annonça sans préambule le visiteur.
Et c’est ainsi que les Rousseau partirent comme convenu pour Roberval mais
porteurs d’une bien triste nouvelle. La traversée fut pénible, mais pas autant
que la tension qui régnait dans le traîneau à leur retour vers la Pointe. Léonie
et Julianna avaient été surprises de leur arrivée et avaient stoïquement reçu
l’annonce du décès d’Alphonse. Elles ne furent pas longues à se préparer et ce
fut un vrai cortège funèbre qui retraversait le lac, les quatre occupants perdus
dans leurs pensées.
On enterra Alphonse Gagné le 19 décembre 1924.
La plupart de ses enfants vinrent aux funérailles. Son fils Ronald avait eu la
permission de quitter sa paroisse. Ferdinand n’était arrivé que la veille du bas
du fleuve, seul, le voyage étant trop dispendieux pour sa nombreuse famille.
Marie-Ange et Adrienne étaient venues ensemble de Chicoutimi avec maris et
marmailles. On n’avait pas pu rejoindre Léopold, monté dans les chantiers de
l’Abitibi et Angélique ne pouvait quitter son mari, gravement blessé par un
taureau, mais qu’on espérait hors de danger. Aline envoya un télégramme
expliquant l’impossibilité dans laquelle elle se trouvait de descendre à la
Pointe. Tous ces visages qui lui ressemblaient, surtout ceux d’Adrienne et de
Marie-Ange, c’était troublant pour Julianna. Dommage que leur première rencontre
ait à se passer dans ces circonstances. Mal à l’aise, elle se tenait un peu à
l’écart aux côtés de sa marraine. Ses frères et sœurs avaient tous été très
gentils avec elle, mais elle se sentait comme une étrangère qui n’avait pas le
droit de pleurer un père presque inconnu.
Quant à Ti-Georges… Son frère était si replié sur lui-même qu’on avait peine à
le reconnaître. Même Marguerite, qui se démenait à recevoir tout ce monde, ne
savait plus quoi faire pour aider son mari. Celui-ci semblait incapable de faire
face à la mort de son père. Depuis trois jours et trois nuits qu’ils veillaient
le corps dans le grand salon et Georges n’avait ni pleuré ni parlé une seule
fois. Francois-Xavier s’approcha de son meilleur ami et prit place sur une
chaise à ses côtés. Il comprenait ce que son ami ressentait. Il savait que
Ti-Georges avait autant détesté son père qu’il l’avait aimé. L’entrechoquement
de ces deux extrêmes anéantissait son ami. Comme les deux doigts de la main
depuis leur enfance, les deux hommes n’avaient pas grandssecrets l’un pour l’autre, à part un… François-Xavier sut que le moment était
approprié de le dévoiler.
L’air
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