La colère du lac
allée la porter
sur le poêle de la cuisine d’été. Quand elle était revenue du bas-côté, la jeune
femme était allée s’asseoir près de son père.
— Pendant que l’eau chauffe, avait-elle commencé sans préambule, j’veux vous
parler.
Le père Mailloux était resté sans voix. L’attitude de sa fille appelait au
respect et il devinait que le bon vieux temps de la manipulation n’aurait plus
cours dans sa maison. En quelques mois, sa fille avait vieilli de cent ans.
Ayant toute l’attention de son père, Joséphine avait repris :
— J’ai ben réfléchi à tout ce qui s’est passé pis j’me dis que si Patrick
m’avait vraiment aimée… ben, j’me dis qu’y serait pas parti. Ça veut pas dire
que j’vous pardonne, ça veut dire que j’accepte ce qui est arrivé. Vous êtes mon
père pis j’va prendre ben soin de vous si vous êtes toujours d’accord comme de
raison.
Elle avait parlé calmement, presque sans émotion, comme si elle discutait de
choses anodines et non d’un cœur brisé.
L’homme avait dévisagé la jeune fille devenue une inconnue à ses yeux. Il
n’avait perçu aucune colère mais aucun amour également. Médusé, il n’avait pu
qu’acquiescer silencieusement.
— Bon ben, le canard chante, avait annoncé Joséphine en entendant le sifflement
de la bouilloire. Restez là, son père, j’vous ramène votre thé dans pas
long.
Ainsi s’étaient écoulées les trois années suivantes entre un
père ayant perdu tout ascendant et une fille devenue simple servante.
Quand son père était décédé, la délivrant ainsi de sa promesse, Joséphine
n’avait même pas attendu la fin de son deuil. Elle avait mis sa part d’héritage
à la banque, avait cassé maison, vendant ou donnant tout, ne gardant qu’un
maigre bagage et s’était rendue chez monsieur le curé. Elle avait un plan dans
la tête… En échange d’un substantiel don à la paroisse que la jeune ouaille
avait offert à son curé, celui-ci n’avait pu refuser de faire pression afin de
lui assurer un travail à l’orphelinat. Prendre soin des orphelins était
l’apanage des sœurs Augustine, mais il arrivait fréquemment que celles-ci
fassent appel aux services de jeunes filles pauvres en échange de leur
subsistance. Première étape du plan : réussite complète. Deuxième étape :
retrouver son fils, beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait imaginé. Troisième
étape : elle verrait plus tard. Pour le moment, elle voulait reprendre le temps
perdu et lui donner le plus d’amour possible.
Étrangement, c’était cette partie qui lui avait donné du fil à retordre.
Pendant les trois années de séparation, il ne s’était pas écoulé une seule
journée sans qu’elle ne pense à son fils. Elle s’était imaginé son premier
sourire, le cœur déchiré qu’il n’ait pas été pour elle… Chaque jour elle s’était
demandé s’il n’avait pas eu mal au ventre ou s’il avait percé sa première dent,
s’il marchait déjà à quatre pattes… « Aujourd’hui y a un an… P’t-être qu’y fait
ses premiers pas… Ce matin, y a dû connaître sa première neige… Le petit voisin
va avoir deux ans ce samedi, mon bébé lui ressemblerait… p’t-être un peu plus
grand… et probablement roux » s’était-elle dit au souvenir des reflets cuivrés
qui couronnaient la tête de son nouveau-né… Son fils avait certainement hérité
de la couleur de cheveux de son irlandais de père.
Son fils… Combien de fois avait-elle eu envie de grimper sur le toit de la
maison et de se mettre à crier à pleins poumons : « Moi,Joséphine Mailloux, j’ai un bébé ! » Parfois, elle ne savait plus ce qui
faisait le plus mal, la séparation d’avec son enfant ou le silence… le secret…
si lourd. Personne ne se doutait que son mutisme et la perte de sa joie de vivre
résultaient non pas du départ du marin, mais d’un enfant qu’elle avait eu et
qu’elle ne pouvait cajoler, caresser, étreindre… Si elle avait quitté la ville
chez une parente éloignée on s’en serait douté, on aurait additionné les
événements, les dates, mais Joséphine ne s’était jamais absentée… Et comme cette
fille avait toujours été solitaire et qu’on oubliait presque son existence,
Joséphine avait pu rêver en paix au jour où, enfin, ses mains retrouveraient la
douceur unique de la peau
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