La colère du lac
Petite, Joséphine avait reçu
un coup de sabot au ventre de la part d’un cheval. Les paroles de l’homme lui
avaient fait lemême effet que la ruade. Quelques secondes, son
cœur avait cessé de battre, elle avait perdu le souffle et était devenue tout
étourdie. Mais aucun doute, il s’agissait de Patrick. La description,
l’habillement… Il s’était embarqué à l’aube. Il était parti, il l’avait quittée…
De ses mains, elle avait exercé une pression sur sa poitrine puis d’une voix
éteinte, elle avait réussi à remercier l’homme pour le renseignement. Elle ne
sut comment elle avait trouvé la force de s’en retourner chez elle où son père
et le curé l’attendaient. Elle les avait fixés, l’un et l’autre, attablés, de
connivence… Ah ! leurs regards vainqueurs… Ils avaient convenu de l’admonester
comme il se devait. Le curé avec un bon sermon sur le respect chrétien, le père
sur le devoir familial. Mais à la vue de la jeune fille livide et du regard
froid et lointain qu’elle leur avait envoyé, ils n’avaient pu que la suivre des
yeux lorsque, sans un mot, elle s’était décidée à gagner sa chambre. Depuis ce
jour, elle n’avait plus adressé la parole ni à l’un ni à l’autre. Au début, elle
avait conservé l’espoir de recevoir des nouvelles de Patrick, une lettre ou un
retour… Mais au fil des semaines, elle s’était emmurée dans une profonde
dépression. Elle ne mangeait presque plus et ne faisait que le nécessaire dans
la maison. Son père ne pouvait pas vraiment se plaindre d’être mal soigné sauf
que dès sa besogne terminée, elle se retirait en haut dans sa chambre. Elle ne
pleurait pas, elle restait là, assise dans sa chaise, près de la fenêtre,
immobile. Au village, elle faisait ses courses juste quand cela était vraiment
nécessaire et restait imperméable aux commérages qui fusaient autour d’elle.
Elle ne savait pas comment cela se faisait, mais tout le comté semblait au
courant de sa mésaventure. Elle ne s’en était pas fait. Elle était habituée aux
commentaires des autres. Elle et ses sœurs avaient toujours été tenues un peu à
l’écart. Leur grand-mère maternelle, une pure Indienne, n’avait pas seulement
légué à ses descendantes ses beaux cheveux noirs, mais également l’impardonnable
faute d’être différentes. On tolérait leur père parce que celui-ci, avecson magasin, avait été prospère et quasi indispensable.
Joséphine n’avait donc jamais vraiment eu d’ami et s’était habituée à vivre
repliée sur elle-même. Même avec ses sœurs, elle gardait ses distances. Elle
avait dû être un substitut de mère si jeune, il n’y avait pas eu de place pour
les jeux et les confidences. Quand elle s’était rendu compte qu’elle était
enceinte, elle en avait été presque indifférente. Grâce à son embonpoint,
personne ne discernait sa honteuse condition. L’hiver avait passé, son ventre
caché sous son épais manteau. Elle n’avait pas essayé de tuer la preuve de son
péché. Elle savait comment faire. Elle aurait pu essayer le vinaigre ou la
broche à tricoter. Mais à quoi bon ? De toute façon, elle était morte elle-même,
c’était seulement son corps qui continuait à fonctionner, malgré elle. Un matin
viendrait bien où lui aussi abandonnerait la partie… et tout serait réglé…
Pendant l’été, le curé avait essayé, à quelques reprises, de venir la sortir de
sa torpeur, mais à chaque visite, il s’était buté à son impassibilité et comme
il avait d’autres chats à fouetter que les états d’âme d’une jeune idiote, il
s’était désintéressé de son cas. De toute façon, avec le sang de sauvage coulant
dans ses veines, Joséphine était d’avance une brebis galeuse et nul ne pouvait
blâmer le curé de l’abandonner à son triste sort. Le voisinage avait oublié
rapidement cette histoire de marin et avait préféré se délecter des détails
croustillants à propos du jeune Duchesne qu’on avait surpris, disait-on, avec
une femme mariée ! Au printemps, le père Mailloux, n’en pouvant plus du silence
pesant de Joséphine, avait accepté avec gratitude l’offre d’une de ses filles
d’aller passer quelques mois chez elle. Jamais il n’aurait cru cela possible !
Lorsqu’il avait reçu l’invitation de faire le voyage jusqu’à
Saint-Jean-Port-Joli,
Weitere Kostenlose Bücher