La colère du lac
texture brune et malodorante facilement reconnaissable.
François restait toujours imperméable à la pluie d’accusations que les
religieuses déversaient sur lui. Il n’avouait jamais ses méfaits et, peu à peu,
elles abandonnèrent tout espoir de le sauver et commencèrent à lui vouer une
indifférence totale, pour ne pas appeler cela une haine silencieuse. Ainsi, à
peine âgé de trois ans, il se retrouvait déjà privé d’affection, d’attention et
d’amour.
Une fois, François avait essayé d’entrer dans les bonnes grâces des
religieuses. Un plus grand, qui avait connu l’autre vie, dehors, lui avait
expliqué, grosso modo , ce qu’était une maman. Cela semblait si
merveilleux, une maman qui prenait son petit gars dans ses bras, le berçait en
chantant des chansons, le consolait quand il tombait. Unemaman…
François en voulait une, lui aussi. Après avoir étudié les différentes
possibilités qui s’offraient à lui, il opta pour le visage religieux le moins
rébarbatif et partit à sa conquête. Repérant son élue, qui se dirigeait d’un pas
pressé vers la chapelle, François ne fit ni une ni deux et se mit à courir
derrière elle. Un peu essoufflé, les joues rouges, il la rattrapa. S’agrippant à
la tunique, au risque de la déchirer, ne sachant comment lui annoncer la grande
nouvelle, l’orphelin leva les yeux vers celle qu’il avait choisie pour devenir
sa maman et lui offrit un sourire extatique. Sœur Jeanne-de-la-Miséricorde se
retourna, étonnée devant le comportement soudain de François. Elle abaissa sur
l’enfant un regard incrédule. Celui-ci se mit à croire à la réussite de son
projet. Il se força à élargir son sourire, mais ne réussit qu’à donner
l’impression d’un rictus forcé et ironique. La religieuse porta une main à son
cœur, y trouva son chapelet et l’étreignit pour ne pas défaillir. Lentement,
elle réussit à soulever son autre main et l’approcha de la tête rasée du
garçonnet. Reprenant tout à coup ses sens, sœur Jeanne-de-la-Miséricorde lui
envoya une de ces taloches, spécialité maison, qui jeta littéralement François
par terre, et lui dit :
— Toi, touche-moi plus jamais, pis va faire tes niaiseries ailleurs !
Et elle reprit sa course vers la prière, la tête haute, tout en défroissant sa
robe chiffonnée par la poigne du garçonnet. François se releva, lentement, les
larmes aux yeux, la joue brûlante d’humiliation, regardant s’éloigner sa
terrible désillusion. Serrant les dents et les poings, il remarqua tout à coup
la jolie statuette de la sainte Vierge qui lui souriait tristement de l’autre
côté du corridor, seul témoin de sa mésaventure. Reniflant, se mouchant le long
de sa manche, il s’approcha doucement. Sainte Marie, mère de Dieu, mère de Dieu…
C’est pas juste, même Dieu a une maman ! Alors, sans prendre la peine de
vérifier l’éventuelle présence de spectateurs gênants, sans hésitation, il
délogea l’icône de sa niche. De toute la force de ses petits bras,il la fracassa violemment contre le sol avant de s’enfuir à toutes jambes dans
la direction opposée aux éclats de plâtre. Bof, après tout, il n’avait pas
besoin d’une mère ! Puisqu’il s’en était passé jusqu’ici, il pouvait s’en
accommoder encore.
Il reprit donc son quotidien. Entre la prière du matin et celle du soir et les
mauvais coups qu’il pouvait imaginer entre les deux, François grandissait.
« Comme de la mauvaise graine », disait sœur Thérèse. « Sans aucune chance qu’il
ne soit jamais adopté », renchérissait sœur Bernadette. Mais pour François,
quelle importance ! Il n’avait jamais rien connu d’autre. Le gruau était
toujours plein de grumeaux, les patates souvent froides et prises au fond, mais
il avait le ventre rempli trois fois par jour et une couverture de laine pour
dormir ! Alors, ce petit bonhomme ferma son cœur aux autres et il aurait
probablement été incapable d’aimer à son tour si ce n’avait été de la
providentielle arrivée à l’orphelinat, quelques mois plus tard, de Joséphine
Mailloux.
Joséphine Mailloux avait vingt-six ans environ et venait d’être engagée comme
aide à tout faire. La directrice de l’orphelinat avait été séduite par la
robustesse, les mains rougies et cornées par les travaux ménagers et surtout
l’esprit
Weitere Kostenlose Bücher