La colère du lac
de maigres économies et sa bonne humeur. Arrivé à Montréal, il
s’engagea sur un bateau qui transportait toutes sortes de marchandises destinées
au bien-être des habitants de Chicoutimi. Le marin avait commencé la tranquille
descente du fleuve Saint-Laurent enpleine forme. Cependant, à la
hauteur de la ville de Québec, il s’était senti légèrement étourdi. Il avait mis
cela sur le compte de la splendeur du tout nouveau château Frontenac qui
dominait le fleuve du haut de son escarpement et qui donnait le vertige vu d’en
bas. Mais à l’embouchure de Tadoussac, les oreilles bourdonnantes, la tête prête
à éclater, il dut se rendre à l’évidence, quelque chose n’allait vraiment pas.
Titubant, tanguant, il voulut en aviser son capitaine, mais la cabine de
celui-ci sembla tout à coup s’évanouir dans un brouillard tout noir. Il fut
transporté, inconscient, jusqu’à une couchette isolée, sur laquelle, fiévreux,
il délira dans sa langue natale tout le long du Saguenay. Il souffrait d’un mal
aussi étrange que son nom et son accent. Le capitaine fut plus que soulagé
d’accoster enfin au quai de Chicoutimi. S’il fallait que cet Irlandais soit
porteur du typhus comme ses aïeuls, se dit le capitaine en frissonnant. Il ne
voulait pas d’embarras pour le voyage de retour, encore moins d’un moribond et
celui-là semblait sur le bon chemin d’en devenir un. On ne lui connaissait
aucune famille, aucun ami, rien. Comme le capitaine l’avait engagé illégalement,
il ne pouvait guère le déclarer sur les listes des sœurs de
l’Hôtel-Dieu-Saint-Vallier. Si l’ancien hôpital maritime n’avait pas fermé ses
portes aussi, sans doute l’aurait-il fait transporter jusque-là. On ne posait
jamais trop de questions là-bas, tandis que les sœurs étaient si pointilleuses…
Non, décidément, la meilleure solution était de s’en débarrasser au plus
sacrant, de le confier aux mains du Seigneur ou tout au moins à son
représentant, au cas, peu probable, où le marin ne trépasserait pas. Peu
importait, ce ne serait pas le premier matelot que l’on retrouverait abandonné
sur les marches d’un presbytère en pleine nuit. Encore heureux qu’il n’ait pas
passé, par accident, par-dessus bord avec son sac.
C’est ainsi qu’un matin, Patrick O’Connor ouvrit les yeux dans un lit inconnu,
un homme d’Église penché sur lui. Petit, bedonnant, despetites
lunettes rondes sur le bout du nez, une calvitie importante, l’homme à la
soutane se tenait au pied du lit, silencieux, semblant compter chaque tache de
rousseur du malade. La gorge en feu, l’Irlandais essaya de demander à boire. Le
curé comprit le besoin du malade et, lui soulevant la tête, l’aida à avaler une
ou deux gorgées d’un verre d’eau qu’il avait pris soin de faire déposer sur la
table de chevet. Le marin le remercia des yeux et retomba sur l’oreiller,
complètement épuisé par ce seul effort. Le curé avança une petite chaise droite
près du lit, s’y assit et regarda longuement cet étranger qui semblait vouloir
défier la mort. Il lut dans son regard, outre la souffrance, de l’inquiétude et
surtout de l’incompréhension.
— C’est ma servante qui vous a trouvé à l’aube, expliqua le curé. Vous étiez
sans connaissance sur notre perron. Vous comprenez ce que je dis au moins, mon
brave ? Bon, reprit-il, soulagé par le signe d’acquiescement du malade. Parce
que vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? Non, non, n’essayez pas de répondre,
vous allez vous fatiguer pour rien. Le docteur a dit que si la fièvre tombait,
tout rentrerait dans l’ordre. D’ailleurs, c’est déjà bon signe que vous ayez
repris vos esprits, n’est-ce pas mon brave ? Il ne sera pas dit que je refuse
mon aide aux brebis égarées qui viennent frapper à ma porte ! Nous allons vous
faire transporter à l’hôpital, on saura…
— NON… NON ! Pas hôpital !!!
Patrick O’Connor s’agita dans son lit, essayant de se relever, répétant :
— Pas hôpital !
Pour le marin, comme pour la plupart de ses contemporains, hôpital était
synonyme de mouroir et il n’était pas question qu’on le fasse mourir plus vite
que son heure. Il était fort, âgé d’à peine trente ans et il en avait vu
d’autres, là-bas, dans son pays, il avait seulement besoin de repos. Le curé,
surpris par la
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