La colère du lac
effacé de la jeune femme. Sûrement que cette Joséphine ne causerait
aucun souci à la communauté, contrairement à ces jeunes écervelées aux bonnes
manières oubliées qu’elle rencontrait trop souvent. À ses cheveux raides d’un
noir jais et un peu à la forme de son nez, on devinait que cette fille avait
manifestement du sang indien qui coulait dans ses veines. Cet héritage était
synonyme de vaillance et de soumission. Et puis le curé l’avait chaudement
recommandée. Oui, certainement une bonne affaire. Pour un salaire de misère,
cette véritable bête de somme abattrait un énormetravail… Et ces
yeux baissés, ces cheveux ramassés en chignon, sans aucune coquetterie, cette
peur qu’elle entendait dans cette petite voix fluette lui certifiaient qu’elle
faisait le bon choix.
— C’est d’accord, mademoiselle Mailloux, vous débuterez lundi matin. Vous serez
logée et nourrie, comme convenu, et vous aurez un dimanche de congé par
mois.
Si la religieuse avait pu se douter, lors de cette entrevue, que sous cette
difforme robe de coton grossier se cachait un cœur immense qui allait éclater
d’amour à la vue de tous ces petits orphelins, ses petits poussins comme elle
les appelait (elle se croyait dans une basse-cour ou quoi ?), probablement
qu’elle ne l’aurait jamais prise à son service. Quoique cette grosse fille était
travaillante comme dix… Ah, cette Joséphine, toujours prête à aider, à
pardonner, à cajoler, quelle plaie, ces excès de sensibilité ! Ah, ce grand rire
aigu qui venait vous écorcher les oreilles à tout moment ! Si elle ne pouvait se
retenir, qu’elle ait au moins la décence de se cacher ! Par contre, jamais une
plainte, même devant les tâches les plus ingrates… Ah, cette transpiration qui
auréolait ses emmanchures… Ah, ces bras dodus toujours prêts à attirer un
enfant… et ces seins énormes qui le recevaient confortablement… quelle
répugnance ! Elle communiquait même son laisser-aller aux autres sœurs plus
naïves et faibles. Ah, la nature humaine ! Être mère supérieure demandait
vraiment une force de caractère, une droiture sans faille, une vigilance à toute
épreuve. Elle devait se résigner et souffrir la présence de cette Joséphine.
Seigneur Dieu Tout-puissant, qu’on lui en donne la force ! On ne pouvait jeter à
la rue cette pauvre esseulée… Et puis, il faudrait la remplacer… Allons, un peu
de charité chrétienne tout de même !
Oui, Joséphine Mailloux était vaillante. Cela lui était facile, elle adorait
son travail ! Jamais la jeune femme ne se serait attendue à cela. Fini le grand
vide, le sentiment d’inutilité qu’elle éprouvait avantd’entrer
au service de l’orphelinat. Elle qui avait tellement rêvé d’avoir une famille,
des enfants, elle était gâtée. Mais, comme Dieu prenait parfois de drôles de
chemins pour réjouir ses ouailles. Que d’heures elle avait passées à genoux,
implorant le ciel de lui donner un mari. Toutes ses sœurs en avaient un, même
les deux plus jeunes, pourquoi pas elle ? Elle savait qu’elle n’était pas belle,
elle ne se faisait pas d’illusions. Mais elle saurait rendre un homme heureux,
tout lui donner, tout faire pour lui, le servir, le vénérer, n’importe quoi.
Qu’on lui en donne seulement la chance ! Était-elle condamnée à rester vieille
fille, à tenir maison pour un père veuf et malade ? Aucun prétendant pour ses
dix-sept ans et pas le moindre rendez-vous pour ses vingt ans. Prières, larmes,
supplications, rien n’y faisait. À vingt-deux ans, elle commençait à se résigner
et à espacer les neuvaines quand elle avait cru la réponse à ses prières enfin
arrivée.
Il s’appelait Patrick O’Connor et il venait d’un pays lointain, l’Irlande. Avec
sa tignasse rousse et ses taches de rousseur, on n’avait aucune difficulté à
deviner ses origines sans besoin d’entendre son nom. Depuis maintenant
cinquante-deux ans que des familles complètes d’Irlandais s’étaient réfugiées au
Québec, fuyant la famine, alors il n’était pas rare d’en croiser. Mais si
Patrick O’Connor se retrouvait en 1899 dans la petite ville de Chicoutimi, loin
de chez lui, ce n’était pas par manque de nourriture mais seulement par goût de
l’aventure. Aussi avait-il quitté sa terre natale, avec pour toute fortune son
sac de marin,
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