La colère du lac
fromagerie !
Toé pis tes grands rêves de fou ! C’est comme le reste, ça marchera pas ! T’es
juste un bon à rien !
Son visage se déformait, elle en crachait. Elle devenait méconnaissable, plus
rien à voir avec la jeune fille timide et souriante qu’ilavait
épousée, fier comme un coq, confiant dans l’avenir… Maintenant, cela commençait
à ne plus être vivable. Les premières fois, quand elle était dans ses bons
jours, il s’accrochait à l’espoir que tout s’arrangerait et lors de ses crises
d’humeur, il essayait de la calmer et de la raisonner. Mais à présent, il ne se
faisait plus aucune illusion quant à ses soudaines gentillesses et mettait fin
aux récriminations par un tonitruant « Baptême de baptême ! », accompagné d’un
violent coup de poing sur la table ou en quittant tout simplement la maison, la
laissant chialer dans le vide. Pourtant, il avait fait de son mieux pour prendre
soin d’elle et pour la comprendre ! Hélas, ce n’était jamais assez. Elle
trouvait toujours quelque chose à critiquer. Pourtant, il ne lui demandait
presque plus rien. En plus du roulement de la ferme et de la construction de la
future fromagerie, il voyait aussi au lavage, au ménage et à la cuisine. Il
n’était pas une créature, lui ! On ne lui avait jamais appris à boulanger ou à
laver le linge sale ! Mais enfin, il s’en sortait avec une sorte de crêpe
recouverte de mélasse et des patates jaunes, plus brunes qu’autre chose… Quant
au devoir conjugal… Il y avait belle lurette qu’il ne l’avait plus touchée. Au
début, il voulait seulement la ménager, elle avait été si éprouvée, et après
tous ces deuils successifs, il ne voulait pas risquer de la mettre pleine
encore… mais plus tard, il s’était fait repousser, comme s’il avait la gale… Il
y avait des limites à ce qu’un homme pouvait accepter, alors il faisait sa
petite affaire, discrètement, dans un coin caché de la grange, en imaginant une
belle créature qui le caressait tendrement… mais qui disparaissait toujours, en
laissant derrière elle une gênante trace de regret. Parfois, il sentait le
découragement l’envahir. Il avait eu à faire face à bien des épreuves dans sa
vie ; le froid, il en avait perdu un bout d’orteil, la faim, il n’avait eu
souvent que ça à manger, et la mort s’était acharnée sur son nom… Une chance
qu’il avait la foi. Chaque soir, il se mettait à genoux devant le crucifix de la
cuisine et, la têtebaissée, il remettait sa vie entre les mains
de la Divine Providence et demandait à Dieu de ne pas l’abandonner, de le guider
de sa Lumière… Et, invariablement, ces moments de recueillement lui redonnaient
la force de poursuivre, de se tourner vers son fils, qui partageait maintenant
ses prières, de le prendre dans ses bras, de le chatouiller et de se mettre à se
tirailler avant de l’envoyer se coucher.
François-Xavier… Rose-Élise lui faisait la vie dure… Lui qui croyait que la
présence de l’enfant allait arranger les choses, c’était pire depuis son
arrivée. Le comportement de Rose-Élise était tellement déroutant. Elle ne
sortait pas de la ferme, ne faisait aucun voisinage. Si François-Xavier se
trouvait sur son chemin, elle le repoussait sans ménagement avec un soupir
d’exaspération. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas s’apercevoir de la
haine que Rose-Élise ressentait envers l’enfant. Toujours en train de le
rabaisser, de le critiquer, de le traiter d’abandonné. Elle avait même commencé
à le talocher. Ernest s’interposait chaque fois qu’il le pouvait.
— Baptême, Rose-Élise, pas besoin de le claquer. Y a rien fait !
— Comment ça, rien fait ? Comment veux-tu que je l’élève si t’es toujours à
prendre pour lui ? Tu veux en faire un moins que rien, comme toé ? De toute
façon, j’vois pas pourquoi j’m’époumone pour quelque chose de perdu d’avance. On
n’aurait jamais dû le ramasser, celui-là !
Le petit garçon recevait les injures, se réfugiant près de son père. Pendant un
an, Joséphine lui avait répété qu’il y avait du bon en lui, qu’il était beau,
qu’elle l’aimait. Maintenant, Ernest lui disait la même chose, mais, en d’autres
termes. « Tu apprends vite mon garçon », « Chus content de toé ». Et l’attention
de son père contrebalançait
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