La complainte de l'ange noir
qu’allait donc faire une de vos religieuses sur le promontoire en pleine nuit ?
— Je l’ignore. C’est une fondation pour dames de la noblesse, ici, pas une prison. Nous nous protégeons contre les intrus, mais les soeurs sont libres d’entrer et de sortir à leur guise. Ma seule explication, c’est que soeur Agnes a eu envie d’aller se promener.
— Sur la falaise, par un vent à décorner les boeufs et au beau milieu de la nuit ? dit Corbett sur un ton d’incrédulité manifeste.
Mère Cecily agita ses doigts potelés en un geste indécis.
— Soeur Agnes n’avait pas froid aux yeux.
— Quelles fonctions occupait-elle ?
— C’était notre cellérière.
— Une enquête a-t-elle été ouverte ?
— Oui. Sir Simon est venu, et puis Messire Monck. Ils ont passé le promontoire au peigne fin, mais n’ont relevé aucune trace suggérant une autre cause qu’une chute accidentelle.
— Donc aucun détail suspect ?
— Absolument aucun. Nous avons retrouvé son corps sur les rochers en contrebas, et, à présent, elle repose dans notre cimetière. Que Dieu l’accueille en Son saint paradis !
— Et Cerdic ?
— Oh, lui est arrivé un beau matin pour s’en retourner presque aussitôt après avoir assisté à la messe et fait le tour de notre église !
— C’est tout ?
— Oui !
— Et la boulangère, Amelia Fourbour ?
— La malheureuse ! s’exclama mère Cecily en triturant le bracelet d’or autour de son poignet grassouillet. Elle passait souvent à cheval devant notre couvent. Mais nous ne savons rien d’elle.
Corbett sentit qu’il n’apprendrait plus rien. Il vida son gobelet et le replaça délicatement sur la table, près de lui.
— Ma mère, je suis en route pour Walsingham. L’aimable hospitalité dont vous aurez fait preuve à mon égard plaira certainement à notre gracieux souverain.
Mère Cecily sourit du bout des lèvres, mais son regard trahissait une certaine incompréhension.
— J’aimerais rester une nuit ou deux dans votre hôtellerie, expliqua Corbett.
La prieure tapa dans ses mains, telle une petite fille.
— Mais je vous en prie. Vous êtes le très bienvenu !
Corbett prit congé en se confondant en remerciements. Il se rendit à l’écurie où il prévint le palefrenier qu’il reviendrait dans une heure. Il avait besoin de galoper, de se détendre et de mettre de l’ordre dans ses idées.
Une fois sorti du couvent, il fit prendre à sa monture la direction du promontoire, bien décidé à profiter au maximum de la lumière du jour finissant. D’abord, il repéra le long sentier tortueux qui menait à la grève et le dévala après avoir entravé son cheval. Mais la brume s’épaississait et la marée montait à toute vitesse, les vagues déferlant sur les rochers au pied de la falaise, aussi fit-il demi-tour et, tenant son cheval par la bride, longea-t-il la corniche, la tête détournée sous les gifles du vent. Il marchait avec précaution sur le sol traître. Il dépassa le creux où se nichait le couvent – groupe de bâtiments épars abrités derrière la courtine. Il continua son chemin le long du promontoire et contempla la mer. Le vent soufflait en rafales plus violentes. Comme son cheval devenait nerveux, il le laissa sur place à brouter l’herbe. Quant à lui, il revint à l’endroit d’où avait dû chuter soeur Agnes. Le jour tirait à sa fin. Il se félicitait d’avoir un bon lit chaud où coucher ce soir-là, car la nuit serait noire, sans étoiles ni lune, et l’Ange Noir qui lui emmêlait les cheveux et lui piquait les yeux soufflerait encore plus fort.
Il resta là un moment à méditer. Il comprenait comment soeur Agnes avait pu glisser, mais que faisait donc cette religieuse entre deux âges à regarder la mer en pleine nuit ? Quels mystères recelait donc cette région ? Pourquoi Monck et Cerdic étaient-ils venus ici ? Corbett allait s’en retourner lorsqu’il aperçut une faible lueur au large. Scrutant l’immensité grise, il se rappela qu’en dépit de la brume et de l’isolement, les routes maritimes, derrière l’horizon, étaient très fréquentées : cogges et bateaux de pêche effectuaient un va-et-vient incessant à partir de Hull, des autres ports plus à l’est et des divers villages de pêcheurs qui s’échelonnaient sur la côte. Poursuivant son chemin, il s’éloigna du couvent et remarqua les nombreuses criques et ports naturels que formait la falaise.
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