La confession impériale
refusé le mariage et je n’avais pas osé le lui imposer. Une de
mes filles, Rothrude, qui avait été sur le point d’épouser un fils de
l’impératrice Irène, avait préféré, plutôt que la couronne impériale, un
mariage secret avec le comte du Maine, Rorgon. Elle partageait avec son
précepteur, Alcuin, une passion pour la théologie, de pair avec celle de
l’équitation. Je considérais ma bâtarde, Rothilde, comme morte depuis qu’elle
avait rompu avec sa famille pour entrer au couvent.
J’ai toujours éprouvé, pour les enfants issus
de mes concubines, les mêmes attentions que pour les légitimes. Leur nombre ne
les exclut pas de mon affection. Cette tendresse pour ma progéniture, que
certains qualifient de sénile, est, en ce qui concerne ma famille, un
des traits infaillibles de ma nature. J’estime que toute créature née de mes
œuvres est sacrée. Si j’ai fait preuve de complaisance envers mes comportements
souvent contraires à la morale et à la religion, je n’ai fait que suivre
l’exemple de mon père, en veillant à ce qu’ils n’engendrent pas de désordre
dans ma cour.
Que me reprochent encore les dévots ? De
laisser des femmes de petite vertu exercer leur commerce charnel dans les
maisons closes ou les rues de ma capitale ? Pragmatique, je considère que
cette tolérance évite bien des attentats et des viols. D’abriter dans mon
palais des officiers adultères ? Je n’allais pas leur faire la leçon et
les faire surveiller par mes moines. Certains de mes proches nourrissaient-ils
de la jalousie envers mes conseillers Walla et Adalhard, qui avaient pris une
importance jugée insolite ? Je me refusais, pour étouffer leurs humeurs
acariâtres, à me séparer de ces précieux auxiliaires…
Non sans regret et
par nécessité, j’ai décidé de rompre avec la chasse.
Peu après les cérémonies d’intronisation de
Louis, profitant d’une trêve dans mes souffrances physiques, je me suis fait
conduire dans un char à deux roues capitonné, sous un baldaquin, dans une forêt
des Ardennes, près de Duren.
Le temps de novembre tournait au gris et à
l’aigre, avec de lourdes averses qui sentaient la neige. Nous avons passé trois
jours à suivre par des sentiers forestiers les laisses du gros gibier, et avons
rapporté deux chariots de venaison.
Mes compagnons m’ont laissé le soin de servir
notre dernière victime, un cerf des marais de trois ans aux bois majestueux,
qui se débattait au pied d’un chêne contre la meute. J’ai dû m’y prendre à
trois fois, d’une main malhabile et avec répulsion, pour l’achever. Je
n’oublierai jamais son dernier regard, ses larmes, la plainte sortant comme un
reproche de sa gueule humide d’écume et de sang.
Au retour, transi de froid et tremblant de fièvre,
j’ai renoncé au festin qui clôturait cette chasse, pour m’aliter.
Le lendemain, lorsque Éginhard est entré dans
ma chambre pour assumer son pensum quotidien, je l’ai éconduit.
— Que pourrais-je ajouter ? lui
ai-je dit. Nous en avons fait le tour. Je ne vais tout de même pas relater par
le détail la pose des ventouses, mes saignées, mes diarrhées, mes vomissements…
Je ne t’autorise désormais à me faire visite que pour t’informer de mon état.
Tu peux ranger ton calame et ton encrier.
À peine avait-il fermé la porte, j’ai senti
avec délice un bien-être crépusculaire descendre en moi.
3
Les anges noirs
1
Récit
d’Éginhard. Aix, janvier 814
Ma main tremble et
mes yeux s’embuent au moment de reprendre le calame, après des mois passés sans
que Charles daigne poursuivre sa confession. Il est vrai, comme il me l’a dit,
qu’il a « fait le tour de sa vie » et que plus rien, semble-t-il, ne
lui importe.
Après son renoncement aux plaisirs de la
chasse, il n’a pour ainsi dire rien changé à ses habitudes, comme s’il cherchait,
en les figeant, à leur donner une telle consistance qu’il puisse encore, pour
des années, ajourner sa fin. J’ai assisté, durant des semaines et des mois, à
ce conflit entre lui et les anges noirs. Il faisait semblant, par forfanterie,
de rester maître de sa destinée comme Jacob après s’être colleté par défi avec
l’ange qui l’avait surnommé Israël, c’est-à-dire « fort contre
Dieu », mais peut-on résister aux décrets de Dieu ?
D’un œil attendri, j’ai suivi ses promenades
dans les jardins du palais, assisté en sa compagnie aux offices dans la
chapelle et
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