La confession impériale
s’étant arrêté de battre.
Abasourdi, je leur demandai ce qu’ils avaient
fait du cadavre : il les suivait de peu, allongé dans un chariot,
enveloppé dans des peaux de bœuf. Il n’arriva que le lendemain.
Pour le voir une dernière fois, je fis défaire
son linceul. En raison du froid, la mort n’avait pas trop marqué son beau
visage : il était d’un blanc jaunâtre de mauvaise cire ; ses
paupières mi-closes laissaient percevoir un regard vitreux et le bleu de ses
yeux, devenu terne. Je posai mes lèvres sur son front de pierre froide, pour un
dernier baiser baigné de larmes, avant de faire refermer son linceul de peaux.
Je veillai à ce que ses funérailles fussent
dignes d’un prince impérial. Elles eurent lieu en l’abbaye de Saint-Denis,
proche de Lutèce, près des restes de notre famille, avec son casque, sa
cuirasse, ses armes et ses bracelets d’argent, comme il convient à la mort d’un
chef franc.
Le prince Charles aurait eu quarante ans
l’année suivante. Alcuin, je m’en souviens, avait remarqué en lui la
« sévère virginité des héros ». Le mot virginité n’est pas
qu’une image : il a toujours refusé le mariage avec les princesses
saxonnes que je lui proposais et je ne lui ai pas connu de maîtresse. Cela ne
me causait guère de trouble quand il avait vingt ans ; à quarante, cela
m’inquiétait. Avait-il été victime d’une maladie vénérienne ? Avait-il, au
cours de ses missions en Italie, été initié à des mœurs dévoyées, que l’Église
réprouve ? Je serais plutôt enclin à croire que la guerre prenait tout ce
qu’il portait en lui de passion. Il est mort en emportant ce secret dans la
tombe.
Sa mort m’affecta plus que celle de nos
proches qui l’avaient précédé. En fait de crève-cœur, j’avais eu mon lot. C’est
le triste privilège du grand âge que de voir, comme un vieil arbre, les saisons
pourrir les branches avant le tronc et les fruits avant leur maturité. Ce qui
restait en moi de sève me paraissait indécent et injuste, mais peut-on
contester les décrets de la loi divine ? Sans aller jusqu’à souhaiter ma
mort, je l’attendais et l’attends toujours avec sérénité.
Parfois, à la tombée du jour, assis, selon la
saison, sur un banc du jardin ou au creux de l’âtre pour grignoter des
châtaignes, je subis la résurgence des souvenirs heureux que Dieu a semés sur
mon chemin : la voix grêle d’Alcuin lisant et commentant des poèmes de
Virgile ou d’Horace, les accents pathétiques du plain-chant dans la basilique
de Ravenne au temps de Pâques, la poursuite effrénée d’un auroch dans la forêt
Charbonnière, la débâcle d’une armée ennemie et, par-dessus tout peut-être, que
le Seigneur me le pardonne, les caresses d’une femme…
5
Le moment était venu de confirmer mon ardent
désir de voir le prince Louis, dernier de mes fils vivants, coiffer la couronne
impériale. Il vivait dans son palais de Toulouse, un œil sur les marches d’Espagne
et le littoral de la Narbonnaise.
L’année 813, au début de l’automne, il
répondit à mon invitation de me rejoindre à Aix pour une cérémonie
d’intronisation. Il s’y présenta entouré d’une prestigieuse cavalerie aquitaine
chevauchant sous les bannières du lion. J’avais pris cette décision à la suite
d’un malaise au sortir du bain, ce qui m’avait paru, malgré l’avis de mes
médecins, l’annonce de ma fin prochaine.
Pour donner plus d’importance et d’éclat à
cette cérémonie, j’avais invité quelques grands vassaux et les sommités de
l’Église franque. Je la voulais grandiose ; elle le fut, au-delà de mes
espérances.
À trente-cinq ans, malgré le léger embonpoint
qui contribue à sa majesté, Louis jouit d’une santé resplendissante qui
contraste avec ma débilité. Père de quatre fils, Lothaire, Pépin, Louis et
Charles, nés de sa première épouse, Hermengarde, il fait, semble-t-il, bon
ménage avec la deuxième, Judith, fille du duc de Bavière, qui partage sa foi
religieuse ardente et soutient ses ambitions de futur empereur. Ce n’est pas à
lui qu’on pourrait reprocher mes dévergondages, objets d’indignation pour
certains de mes proches.
J’avais choisi pour
cette cérémonie, qui aurait comme théâtre ma chapelle palatine, le deuxième
dimanche de septembre.
Je fis mon entrée dans la basilique au son du Gloria des chantres, revêtu de mes habits d’apparat et coiffé de la lourde
couronne
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