La cote 512
voir avec l’armée, madame. Mais je pense qu’après toutes les offensives de ces derniers mois, il va y avoir un peu d’accalmie sur le front. Votre fils aura le temps de s’habituer.
— S’habituer… Vous pensez qu’on s’habitue ?
— Je n’en sais rien !
Sa voix avait claqué sèchement dans le compartiment, il avait presque crié. Toutes les images du front s’étaient bousculées dans sa tête, il ne s’était pas habitué, lui, et il espérait bien qu’il ne s’habituerait jamais. Hortense Leroy, surprise, le regardait avec incrédulité. Il s’excusa, prétextant la fatigue, l’épuisement nerveux. Après cet incident, Hortense ne lui demanda plus rien. Ils échangèrent quelques banalités sur le voyage, sur le confort du train et la nuit qui tombait. Dehors, la traînée jaune d’une lumière traversait parfois la vitre. Puis il y eut une rangée de réverbères, le train ralentit : ils étaient au Mans.
Célestin se chargea complaisamment des bagages d’Hortense, en fait une énorme valise qu’il était obligé de porter à deux mains. Sa compagne s’était étonnée qu’il n’eût rien avec lui, pas même un petit baluchon de linge. Il lui expliqua qu’il avait laissé tout son barda au cantonnement, et qu’il partait seulement pour trois jours. Hortense eut une mimique réprobatrice et Célestin comprit encore une fois que l’arrière ne s’était pas mis au diapason de la guerre et que, tout le temps de sa permission, il devrait faire un effort de correction auquel il ne s’était pas préparé. Son enquête était problématique sur le front, elle ne serait pas plus facile ici. Son uniforme, bien loin de lui faciliter les choses ou de faire de lui un héros, gênait. Sur la place, devant la gare, quelques voitures attendaient. Les chevaux ayant été réquisitionnés, elles étaient attelées de mulets, il y avait même une carriole tirée par un vieux bœuf, dans laquelle s’entassèrent en gloussant les religieuses. Deux taxis attendaient le client et, plus loin, un chauffeur à casquette fumait une cigarette, adossé à la carrosserie d’une berline rouge sombre. Hortense se dirigea sans hésitation vers le luxueux véhicule et fit un signe au chauffeur.
— Bonjour, Joseph !
— Bonjour, madame.
Il écrasa sa cigarette et aida Célestin à hisser la valise sur le toit de la voiture. Pendant ce temps, Hortense s’était installée à l’arrière. Joseph remercia le soldat et s’apprêtait à lui serrer la main quand Hortense, se rendant compte du malentendu, expliqua que ce jeune homme venait avec eux. Joseph, trop stylé pour manifester la moindre surprise, s’excusa et ouvrit à Célestin l’autre portière arrière. Le jeune policier s’installa près d’Hortense, la voiture démarra. Tandis qu’ils quittaient la ville pour s’engager dans une campagne qu’on devinait, faite de petits champs et de talus aux arbres nus, Hortense, sans regarder Célestin, reprit la parole :
— Plus j’y réfléchis, monsieur, et moins je comprends le sens de votre visite. Bien sûr, elle fera plaisir à Claire, elle sera heureuse d’entendre parler de Paul, de son comportement au front. Vous aurait-il chargé d’une mission auprès d’elle ?
— Pas exactement, madame. Mais il est vrai que j’étais près de lui quand il est mort.
Hortense lui jeta un regard soupçonneux.
— Claire est mon amie. Ne lui faites pas de mal, et surtout, n’essayez pas de profiter de son désarroi.
— Je ne demande pas à loger chez madame de Mérange, seulement à lui parler.
— C’est bien, gardez votre secret, monsieur. Mais cela ne change rien à ma proposition : je demanderai à Claire de vous héberger. Ce soir, vous dormirez à la Teisserie.
Chapitre 10
LA TEISSERIE
La nuit était déjà bien noire lorsque la voiture, quittant la route, emprunta sur la gauche un petit chemin qui descendait entre deux rangées d’arbres. Les phares éclairèrent des traînées blanches de givre, une rivière devait couler en contrebas. Ils dépassèrent une ferme dont la lumière tremblante d’un feu de cheminée éclairait une petite fenêtre. Puis le chemin, suivant une large courbe, parut s’enfoncer dans le sol. De chaque côté, deux levées de terre surmontées de haies serrées barraient toute perspective. Le bruit du moteur, renvoyé de part et d’autre, envahissait l’espace. Cela dura deux ou trois minutes et soudain, comme s’ils sortaient d’un
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