La Cour des miracles
demanda :
– Et quel est le port où vous devez me relâcher ? Puis-je le savoir ?
– Oh ! ceci n’a pas d’importance, répondit Cocardère ; mon révérend, c’est à Smyrne, en Asie, que vous devez être libre.
– Smyrne ! balbutia le moine atterré.
Ce dernier coup le terrassait.
– Combien de temps faut-il à votre navire pour toucher Smyrne ?
– A toi, maître Giovanni ! dit Cocardère.
– Pour toucher Smyre, fit le patron de la
Belle-Etoile
…
dame… avec nos relâches en Italie, en Algérie, en Tunisie…
Loyola frémissait d’épouvante.
– Oui, acheva Giovanni, je réponds d’être à Smyrne dans quatre mois au plus !
Loyola voulut pousser un cri. Ses yeux se strièrent de rouge. Il tournoya sur lui-même, et s’affaissa lourdement, évanoui, assommé sur le coup !
Lorsque Loyola revint à lui, il employa tout ce qu’il avait de volonté puissante à se composer un maintien.
Mais si fort qu’il fût, il ne put retenir une larme brûlante, larme de haine et de rage qui tomba comme une goutte de fiel.
Tout un plan longuement combiné s’écroulait.
Il ne pourrait être de retour en France avant six mois au moins. Il baissa la tête, vaincu.
Et les trois hommes l’entendirent murmurer :
– Tout est perdu…
Les choses se passèrent selon le programme tracé par Cocardère. Le soir du quatrième jour de son arrivée à Marseille, Loyola fut conduit à bord de la
Belle-Etoile
et enfermé dans un réduit d’où il ne pourrait plus sortir qu’au moment où le navire aurait perdu les côtes de vue.
La
Belle-Etoile
appareilla le lendemain.
Cocardère et Fanfare, de loin, virent ses voiles se gonfler peu à peu, puis le brick prendre son vol vers le large. Cocardère eut le mot qu’avait eu Manfred.
– Bon voyage ! cria-t-il.
Puis les deux compagnons montèrent à cheval et reprirent le chemin de Paris.
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Chapitre 24 LE FOU
N ous laisserons les deux truands s’en revenir à petites journées vers Paris, la conscience tranquille et le cœur satisfait, et nous reviendrons à un personnage que nos lecteurs n’ont certainement pas oublié : nous voulons parler de la Gypsie.
Après la scène émouvante et pour ainsi dire tragique qui s’était déroulée entre elle et le grand prévôt, la vieille bohémienne, atterrée, désespérée, le cœur ulcéré, l’âme éperdue de vengeance, avait quitté l’hôtel de la grande prévôté.
Dans l’obscurité confuse du jour naissant, elle avait montré le poing à l’hôtel, et, d’une voix pleine de sourdes menaces, avait murmuré :
– Tout n’est pas fini !
Elle avait passé des nuits et des nuits à ruminer le plan qui venait d’échouer si misérablement, mais elle ne renonçait pas.
En effet, cette vengeance, c’était sa vie même.
La haine absolue de la Gypsie contre le comte de Monclar venait de l’immense douleur qu’elle avait éprouvée en assistant au supplice de son fils. Que la bohémienne eût aimé alors ce fils d’une façon absolue, que l’amour maternel eût étouffé en elle tout autre sentiment, ceci est incontestable.
Or, peu à peu, avec les mois et les années, la Gypsie en était arrivée à oublier la cause même de sa haine, c’est-à-dire son fils !
Elle n’aimait plus ce fils mort depuis si longtemps ; ou du moins, elle n’arrivait plus, même par un effort de volonté, à se mettre dans la situation d’esprit d’une personne qui aime… mais sa haine contre le grand prévôt n’avait fait que croître et embellir…
Elle en était arrivée à considérer cette haine comme le but de sa vie, ou plutôt comme sa vie elle-même.
Bientôt, elle n’y tint plus, et par une sorte d’attraction fatale, elle sortit de chez elle et se dirigea vers l’hôtel du comte de Monclar.
Maintenant, elle se remémorait les scènes écoulées jadis, comme si elles se fussent passées à l’instant même.
Elle se voyait, plus de vingt-deux ans auparavant, guettant autour de l’hôtel, sans but fixe, sans pensée précise…
Pendant quelques jours, son objectif avait été de tuer le grand prévôt.
Et alors s’était passée la scène qui avait été le point de départ de tout son plan de vengeance.
Un matin – un mois environ après le supplice de son fils – la bohémienne était venue se poster devant la porte de l’hôtel.
Tout à coup, la porte de l’hôtel s’était ouverte.
Une belle chaise stationnait dans la rue, une chaise toute
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