La couronne dans les ténèbres

le nettoya des petits fragments qui restaient en soufflant doucement dessus, trempa sa plume dans l’encrier ouvert et commença à écrire le brouillon de son rapport à Burnell. Il lui fallut des heures avant qu’il ne se mît à rédiger la version finale, en fin d’après-midi :
    « Hugh Corbett, clerc, à Robert Burnell, évêque de
    Bath et de Wells, et chancelier, salut ! Je réside toujours à l’abbaye de Holy Rood et me consacre à l’affaire que vous m’avez confiée. Je dirais d’abord qu’abondent rumeurs et on-dit et qu’il y a beaucoup d’ombre, mais peu de substance jusqu’à présent. On pense généralement qu’Alexandre III, roi d’Écosse, a fait une chute mortelle du haut de Kinghorn Ness le 18 mars 1286. Le roi avait convoqué une réunion extraordinaire du Conseil pour discuter de l’emprisonnement en Angleterre d’un baron de Galloway. Étaient présents les grands du royaume, tant ecclésiastiques que laïcs. Le roi est entré, l’air morose et renfermé, mais son humeur a soudain changé. La séance fut vite conclue et se transforma en un banquet général pendant lequel le roi surprit tout le monde en annonçant son intention d’aller à Kinghorn rejoindre la reine. Nombreux furent ceux qui essayèrent de le faire changer d’avis, car la nuit était déjà tombée, la tempête déchaînée faisait rage et l’itinéraire était fort dangereux. Faisant fi des remarques, le roi partit en compagnie de deux gardes du corps, les écuyers Patrick Seton et Thomas Erceldoun. Ils parvinrent à Queensferry et persuadèrent le passeur réticent de les transporter à Inverkeithing, de l’autre côté du Firth of Forth. Ils y arrivèrent sains et saufs. Là les attendait le sénéchal de Kinghorn (prénommé également Alexandre), qui avait amené jusque sur la plage des montures, et entre autres la préférée du roi, une jument blanche, appelée Tamesin, que le monarque avait laissée à Kinghorn pour l’usage personnel de la reine. Le sénéchal, lui aussi, s’efforça de raisonner le roi, mais ce fut en vain. Le souverain disparut dans la nuit. L’un des écuyers, Seton (amant du roi d’après la rumeur), connaissait bien le sentier ; aussi, dans la nuit, prit-il de l’avance sur le roi et rejoignit-il le manoir de Kinghorn. Quant à Erceldoun, il lui arriva une mésaventure : il ne put maîtriser son cheval qui finit par s’enfuir et il resta donc à boire dans une taverne d’Inverkeithing en compagnie du sénéchal. Pendant ce temps, le roi Alexandre arrivait au sommet de la falaise de Kinghorn Ness d’où son cheval culbutait dans le vide, l’entraînant dans la mort.
    « Le lendemain, on partit à sa recherche et on retrouva les cadavres sur le sable. Le roi s’était brisé la nuque, son visage était presque méconnaissable et son corps n ‘était plus qu ‘une plaie. Le médecin royal procéda à la toilette mortuaire et l’enterrement eut lieu onze jours plus tard à l’abbaye de Jedburgh. Un Conseil de régence fut mis en place pour diriger les affaires du royaume. Il fera en sorte que la couronne d’Ecosse revienne à la petite-fille d’Alexandre III, la princesse Marguerite de Norvège, si la grossesse de la reine n’arrive pas à son terme. Cependant, il y a d’autres prétendants, en particulier les Bruce qui sont plus que prêts à faire valoir leurs droits à la Couronne. L’objet premier de ma mission étant la mort d’Alexandre, je peux avancer certaines conclusions :
    — Alexandre III était bien connu pour ses folles chevauchées à travers la région quand il poursuivait une femme de ses assiduités. Il n’y a aucune raison pour qu ‘il ait agi différemment avec sa jeune épouse.
    — La nuit du 18 mars, faisait rage une terrible tempête. Sans être ivre, Alexandre III avait beaucoup bu. De plus, le sentier qu’il empruntait était dangereux. On peut objecter qu’il aurait pu prendre une route plus sûre, mais cela n ‘était pas possible car le manoir de Kinghorn se trouve près des eaux du Firth of Forth, et il est plus facile d’y accéder par le chemin de la falaise. Le roi aurait pu passer par l’intérieur des terres, mais alors il aurait couru le risque de s’égarer dans la lande sauvage dont la végétation dissimule marécages et fondrières, pièges mortels pour le voyageur imprudent. Donc, le monarque a suivi la route normale, mais dans des conditions extrêmement dangereuses. Il peut y avoir plusieurs