La couronne dans les ténèbres
voir la mine de Ranulf mangeant cette nourriture simple dans ces lieux sanctifiés. A la fin du repas s’éleva l’action de grâce ; Corbett murmura alors à son serviteur de retourner dans leur chambre pendant que lui solliciterait une entrevue avec le prieur. Ce dernier la lui accorda volontiers et l’invita à faire quelques pas dans le cloître silencieux et rempli d’ombres, où ils pouvaient profiter des premières brises agréables de ce début d’été. Ils déambulèrent un moment en silence, puis Corbett se mit à poser au prieur des questions sur sa vocation monastique et en apprécia les réponses sarcastiques. Mais il découvrit, également, à sa grande surprise que le prieur était un parent éloigné de Robert Bruce, qu’il s’intéressait à la médecine et qu’en herboriste émérite il se plaisait à concocter potions, sirops et remèdes à base de simples. Corbett fit adroitement dévier la conversation sur le défunt monarque et fut surpris par le ton du prieur :
— C’était certes un bon roi, un chef d’État puissant, mais en tant qu’homme...
Il n’acheva pas sa phrase et le silence ne fut brisé que par le son de ses sandales sur les dalles.
— Que voulez-vous dire ? demanda Corbett.
— Je veux dire, reprit le prieur avec véhémence, que c’était un débauché qui manquait à tous ses devoirs. Il fut veuf pendant dix, onze ans et eut plus d’une occasion de se remarier et d’engendrer un fils. Au lieu de cela, il vécut dans le stupre, se remaria tardivement, et mourut en voulant assouvir sa passion, laissant ainsi le trône d’Écosse sans héritier !
Corbett comprit que l’amertume et la colère qui habitaient le prieur risquaient de dépasser les bornes. Il garda donc un silence plein de tact.
— Même ici, dans cette abbaye de Holy Rood, continua le prieur, il osa s’adonner à la luxure. Il y avait là une jeune femme de la noblesse, une veuve qui se rendait sur la tombe de son défunt époux. Il vint ici un jour et la remarqua. Il la poursuivit de ses assiduités, la combla de cadeaux, de bijoux et d’étoffes précieuses. Puis il la séduisit, non pas dans son château, ni un de ses manoirs, mais ici même, transgressant ostensiblement le caractère sacré de ses voeux et des nôtres. Je lui en fis le reproche, mais il me rit au nez.
Le prieur se tut un instant avant de commenter :
— Une mort à sa mesure ! Que Dieu le prenne en pitié et lui accorde le Salut ! J’aurais dû assister à cette réunion du Conseil, savez-vous ? ajouta-t-il d’un ton plus léger. Mais j’ai été trop occupé et me suis excusé. Qui sait ? Peut-être aurais-je pu lui faire entendre raison !
Il retomba dans le silence, et Corbett, le regardant à la dérobée, constata, malgré le faible clair de lune et les ombres, combien il était tendu et amer.
— Mon père, demanda-t-il prudemment, vous avez dit que le roi était, pour ainsi dire, responsable de sa propre mort ?
Le prieur pinça les lèvres et acquiesça d’un signe de tête.
— D’autres personnes pensaient-elles comme vous ? Je veux dire, poursuivit Corbett, cela ne serait-il pas à l’origine des nombreuses prophéties annonçant qu’un désastre frapperait le roi ?
Le prieur haussa les épaules et continua à marcher, la main doucement posée sur le bras du clerc.
— En effet, répondit-il, les gens pensaient que le roi agissait très imprudemment, mais il n’y avait pas que de simples réflexions pieuses ; il y avait également d’autres prophéties, créées par ce personnage étrange qu’est Thomas le Rimailleur, ou Thomas de Learmouth.
— En quoi est-il étrange ?
— Par son aspect et son comportement. Il passe son temps à inventer des refrains de quatre vers qui prédisent l’avenir à des individus ou même à des familles entières. C’est quelqu’un de bizarre, au passé mystérieux. Le bruit court qu’il a séjourné pendant neuf ans au royaume des elfes !
— Pourrais-je le voir, demanda brusquement Corbett. Est-ce possible ?
Le prieur se tourna vers lui avec un petit sourire :
— Je me demandais pourquoi vous vouliez me parler ! Thomas est un petit chef de clan et son domaine se trouve près d’Earlston dans le Roxburghshire. Je le connais, je l’ai même protégé un certain nombre de fois contre les attaques virulentes de mes confrères prêtres.
Il fit une pause et mit sa main sur l’épaule de Corbett.
— Je vais lui écrire et
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