La couronne dans les ténèbres
muets à son homme de confiance. Corbett savait qu’il devait partir, mais la pièce se mit à tourner et, avec soulagement, il se sentit chuter dans les ténèbres qui l’engloutirent.
Quand il se réveilla, il gisait sur l’herbe. Il s’étira, clignant des yeux. Il se sentait détendu et dispos comme après une bonne nuit de sommeil, malgré un goût amer dans la gorge. Il se rappela la cabane, le chaudron et les visions terrifiantes de la nuit. Il s’assit et regarda autour de lui : il se trouvait dans la région des pâturages ; les chevaux se tenaient près de là, entravés, et Thomas, assis, le contemplait pensivement, un brin d’herbe entre les dents. Corbett se retourna et aperçut la lisière.
— Vous vous sentez bien, Hugh ? demanda Thomas.
Corbett fit signe que oui.
— Mais où sommes-nous ? Le village ! la forêt ! Où sommes-nous donc ? demanda-t-il, éberlué.
— Nous les avons laissés derrière nous, dit Thomas. Hier. Vous avez dormi toute la nuit. Ce matin, je vous ai mis en selle et nous sommes partis.
Corbett se leva, hochant la tête, et fit quelques pas pour aller se soulager, puis se laver les mains et le visage dans l’eau froide et claire d’un ruisseau proche. Ils s’occupèrent ensuite de leurs chevaux et mangèrent les galettes plates et fades que Thomas avait emportées, avant de reprendre le chemin du retour. Se rappelant tout ce qu’il avait vu la veille, Corbett se méfiait un peu plus de Thomas : la présence du Mal qu’il avait perçue dans cette cabane n’était pas à traiter à la légère. Qu’avait-il appris ? se demanda-t-il. Il y avait bien un détail, infime certes, mais significatif. Il savait que le lion rouge représentait la Maison des Bruce, mais le sang ? Lord Bruce était-il un régicide ? Avait-il assassiné le roi pour s’emparer du trône ? Corbett se tourna vers un Thomas silencieux et lui posa une question :
— Avez-vous vu le lion ?
Le poète acquiesça.
— Oui, répondit-il, ainsi que le sang coulant à flots.
Il lança un regard aigu à Corbett.
— Ce qui ne fait pas de Lord Bruce un assassin. Vous avez vu les événements tels qu’ils seront et non tels qu’ils sont. De fait, d’autres choses me sont apparues après que vous vous êtes évanoui.
— Lesquelles, par exemple ?
Le poète ferma les yeux et récita :
— Du clan des Bruce naîtra un fils.
De la maison des Carrick au trône d’Ecosse
Le lion rouge il portera.
L’ennemi battra et vaincra le lion
Pendant vingt ans moins trois
Avant que le sang rouge de l’Angleterre
Coule du ruisseau de Bannock jusqu’à la
[mer {14} .
— Qu’est-ce que cela signifie ? interrogea d’un ton irrité Corbett.
Thomas sourit.
— Je ne sais pas, mais le lion rouge n’est pas Lord Bruce, ni même son fils, le comte de Carrick, mais le fils de ce dernier, le petit-fils de Lord Bruce, un gamin de douze ans.
Puis Thomas fit la moue, comme pour dire : « Vous en concluez ce que vous voulez ! »
Ils poursuivirent leur route, parlant de choses et d’autres, conscients de la tension qui régnait entre eux à présent. Ils s’arrêtèrent à Melrose et atteignirent Earlston le lendemain matin. Corbett fut heureux de revoir Ranulf, passablement las des joies simples de la campagne et aussi désireux que son maître de partir et d’en finir avec cette affaire. Corbett remercia courtoisement ses hôtes et, refusant leur invitation avec tact, insista pour reprendre la route immédiatement. Ils s’en allèrent le jour même. Corbett, anxieux, avait hâte de regagner Édimbourg. Il sentait qu’il avait glané un renseignement précieux, mais n’arrivait pas à savoir lequel exactement. Le problème des prophéties était résolu, bien que d’une façon à laquelle il ne s’attendait pas. Après trois jours de voyage sans guère de repos, Corbett et ses compagnons atteignirent Édimbourg sous un orage d’été qui éclata soudainement et les trempa jusqu’aux os. Ranulf, de mauvaise humeur et irrité par l’allure imposée par Corbett, en avait oublié son plaisir de voyager et se plaignait constamment de courbatures au dos et de brûlures aux cuisses. Le frère lai se tenait coi, s’étant contenté de remarquer laconiquement qu’il avait suffisamment fait pénitence pour effacer de la dette dont son âme était redevable à Dieu un millier d’années de purgatoire.
Aussi furent-ils ravis de franchir le grand portail de l’abbaye de
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