La couronne dans les ténèbres
bouche édentée. Son visage était si foncé et ratatiné qu’il rappela à Corbett un singe qu’il avait vu un jour à la Ménagerie royale de la Tour de Londres. On leur apporta de la bière à base d’orge et des galettes plates d’avoine. Ils mangèrent en silence, Corbett conscient du regard du vieillard et du chef qui était venu à leur rencontre dans la forêt. Une fois le repas terminé, on éteignit le feu, on posa des branches sur les pierres, et on plaça sur celles-ci un énorme chaudron en cuivre battu, au bord orné de têtes de chien, d’oiseaux tenant des anneaux dans leur bec et d’animaux de toutes sortes qui paraissaient vivants et témoignaient d’un art délicat et minutieux. On remplit le chaudron d’eau et le vieillard, murmurant une mélopée comme pour lui-même, y versa une poudre extraite de petits sacs de cuir. Le chef se leva et apporta un bol à Corbett, l’invitant par gestes à boire du lait crémeux de chèvre, mélangé à quelque chose d’âcre qui lui brûla la bouche et le fond de la gorge.
Le vieil homme reprit sa mélopée et Corbett se sentit soudain plus détendu. Les rides et les plis du visage ratatiné du vieillard s’effacèrent et ses yeux d’un bleu pur acquirent plus de fixité, comme ceux d’un homme en transe. Corbett jeta un coup d’oeil autour de lui : la pièce avait grandi et, en se retournant, il vit Thomas lui sourire comme à travers la brume.
— Regardez dans le chaudron, Hugh ! Vous y verrez ce que vous désirez !
Corbett fixa l’eau. Un visage surgit à sa rencontre, net, comme vivant : le visage rond et tendre de sa femme, morte des années auparavant. Il voulut toucher l’eau, mais quelqu’un retint sa main. Puis son enfant apparut ; puis d’autres personnes encore, depuis longtemps disparues, comme Alice au beau visage encadré de cheveux noirs. Ensuite naquirent d’autres visions, nettes et éclatantes de couleurs. Corbett oublia les gens autour de lui, captivé par ce qu’il voyait dans l’eau. « Le roi ! Kinghorn ! » murmura-t-il. L’eau s’éclaircit et une autre image jaillit, celle d’un cheval et de son cavalier, tombant lentement du haut d’une falaise. Le cheval était blanc, le cavalier avait une cape, et ses cheveux roux, se détachant nettement sur le noir de la nuit, flottaient sur ses épaules, tandis que, bouche ouverte et yeux écarquillés, il basculait dans le vide et l’obscurité.
Corbett sentit un goût amer dans sa gorge et lutta pour se reprendre et imposer de l’ordre dans le chaos qui l’entourait. Il leva les yeux ; le vieillard ratatiné avait disparu, laissant la place à un homme jeune au regard aigu et à la longue chevelure noire tombant sur les épaules. Corbett le dévisagea attentivement.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Mon nom est Ténèbres, répliqua l’homme d’une voix basse, agréable et parfaitement compréhensible.
Corbett plongea son regard dans le sien et perçut une force malfaisante. Quoi qu’en dise Thomas, le Mal était présent parmi ce petit peuple brun qui, loin d’être seulement une tribu primitive, détenait quelque chose de vieux, d’ancien et de mauvais. Corbett tenta de se ressaisir une nouvelle fois. De la logique, de la raison : voilà ce qu’il lui fallait ! Sa mission ! pensa-t-il avec agacement. Burnell devait s’impatienter. Il y avait des problèmes, mais pas de solution. Il pensa à Cicéron : Cui bono ? se demanda-t-il. A qui profite la mort du roi ?
— Regardez le chaudron !
La voix était plus profonde, presque autoritaire, comme si celui qui parlait avait deviné le conflit intérieur de Corbett. Le clerc se remit à contempler l’eau claire. Une créature apparut, un lion rouge et gigantesque, bondissant dans les étroites rues tortueuses d’Édimbourg, traversant avec force éclaboussures les fleuves de sang qui se déversaient du château. Le lion se tourna vers lui, les babines salivant, les yeux flamboyants de fureur, et Corbett se sentit défaillir lorsqu’il le vit s’approcher, pattes de derrière tendues, corps ramassé, queue fouettant l’air, et s’élancer sur lui. Corbett leva les yeux et essaya de se mettre debout, mais les crânes de la poutre maîtresse ouvrirent la bouche et se mirent à hurler de rire. Il vit de Craon assis dans le bouge sordide, Aaron, le serviteur de Benstede, lui lançant des regards furieux dans la foule du banquet, pendant que son maître adressait des reproches
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