La couronne et la tiare
à la hache pour se faire des bouillons chauds… Bientôt, mes coups de soleil vont me faire déplorer cette froidure où j’ai souffert de moult engelures… Je pelais des orteils et des doigts…
– Maintenant, tu pèles du nez !
– Il est vrai, Matthieu, dit Tristan. Et il semble que les saisons ne sont plus ce qu’elles étaient. Des gens sont morts de froid à Rolleboise. Si ce soleil d’enfer continue de sévir, il y aura des morts, chez nous, par congestion et popolésie.
La faim continuait de tourmenter les hommes. On savait qu’à l’ordinaire, des marchands passaient par Cocherel. Prévenus d’une bataille imminente, ils s’en étaient allés ailleurs. Quant aux manants qui vivaient là, dans leurs maisons verrouillées, tous devaient prier pour soulager leur angoisse.
Avec la permission de Guesclin, une cinquantaine de Bretons partirent au fourrage. C’était un prétexte pour forcer les portes de la petite cité et des fermes à l’entour. Ils y firent une moisson de haches de toute espèce, et l’on sut que les bûcherons qui s’étaient opposés à ce qu’on prît leur outil leur gagne-pain – avaient été occis, de même que ceux qui voulaient défendre leur paille et leur foin. Nul ne plaignit ces victimes.
– Et pourtant, ragea Tristan lorsqu’il apprit ces meurtres, Cocherel n’est pas navarraise !… Et même si elle l’était, la bassesse de ces actions m’indignerait peut-être davantage !… On ne tue pas de bonnes gens qui peut-être, invitées à nous aider, l’eussent fait d’un cœur léger.
– Vous parlez de cœur, dit Matthieu. Vous savez bien que les Bretons en sont dépourvus…
Quel que soit le parti auquel ils appartiennent… Je sais.
– Avez-vous vu, messire, dit Paindorge, comment Bertrand a accueilli ses compères ? Il les a congratulés !
– Ce tas de grosses haches devant lui, on eût dit que c’était la manne… le trésor qu’il attendait… Il veut que nous nous battions corps à corps, et plus ça saignera, plus il sera content !
S’il avait un moment apprécié le Breton, Tristan lui retirait à nouveau son estime, quelque mince qu’elle eut été. Occire des ennemis lors d’une bataille : soit. Il fallait en passer par là, et il lui était advenu, lorsque sa peur était grosse, d’y prendre un plaisir certain. Dès ses enfances, la guerre avait tenu dans les élans de son esprit une place importante irréductible. Adolescent, il avait imaginé avec passion les actes bons à détruire. Les mouvements d’attaque et de défense auxquels il s’astreignait, l’épée ou la lance en main, l’écu de l’autre, se nourrissaient chaque jour de quelque lecture ou des songeries agitées qui lui succédaient. Ogier le Danois, Raoul de Cambrai, Fier-à-Bras, Huon de Bordeaux avaient instillé dans son sang cette ardeur qui dans la mêlée, lui avait garanti jusqu’à ce jour la vie sauve ; et l’idée même de destruction s’était développée en lui comme une sorte de nécessité grâce à laquelle il atteindrait son épanouissement – puisqu’il fallait qu’il fût vivant pour l’obtenir. Il serait un homme et un chevalier accompli, ni plus ni moins pareil à ceux de ses lectures – chair, sang, viscères, muscles –, mais également une somme de vertus, d’intentions, de connaissances et d’énergie ; la combinaison idéale du pouvoir et du savoir au service, toujours, d’une juste cause. Le Temps qui fortifie et ronge tout ensemble, lui avait prouvé qu’il était malaisé, sinon impossible de survivre à ses rêves et surtout d’échapper aux mésaventures dans lesquelles il s’était laissé entraîner sans pouvoir – quelque astucieux qu’il se crût – en modifier le cours parfois torrentueux. Maintenant, ce mercredi 15 mai, avant même que les meurtriers échanges eussent commencé, le goût du sang lui revenait à la bouche et ses narines en flairaient l’odeur.
– J’ai faim, dit Matthieu.
– On peut jeûner une semaine, dit Paindorge sans conviction.
Il suait comme s’il venait de fournir une longue course.
– Vivre dangereusement, les gars, c’est aussi souffrir de malefaim.
Bien que son estomac fût vide, Tristan se sentait plus pesant que la veille, dominé par le soleil mais aussi par ces guerriers d’en-haut certainement occupés à aiguiser les armes d’une victoire à laquelle ils avaient bien le droit d’aspirer. Aucun qui ne songeât aux prochaines
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