La couronne et la tiare
plus à plaindre qu’à blâmer. Que certaines fussent rien moins que des putes et que leurs propos fussent indécents, il passait. Sa simplesse lui tenait lieu d’armure.
– Oh ! Je te connais, toi, chuchota l’une d’elles en s’accrochant à son bras.
Peut-être était-ce vrai ; peut-être était-ce faux.
– Lâchez-moi, dit-il.
– Et si j’étais l’épouse du dauphin 28 ?
– Vous ne l’êtes point. Et je vous plaindrais fort !
Elle était blonde, le visage un peu rond, belle dans son sourire et ses atours chez lesquels l’azur tenait une place importante. Des bras fermes sous les manches larges afin qu’on vît ses avant-bras lorsqu’elle faisait le moindre geste. Et des mains blanches, fortes, aux doigts longs et possessifs.
– Ainsi, tu ne veux pas me connaître en privé ?
– Pas le temps. Je pars demain. Avignon…
– La cour papale est un bordeau… C’est ce qu’on dit.
– Pourquoi n’iriez-vous pas séduire le Saint-Père ?
En même temps qu’il voyait s’illuminer les yeux gris, Tristan aperçut Boucicaut qui passait, soucieux, perdu dans ses pensées. La damoiselle hardie le lâcha sans un mot. Il la laissa prendre du champ et la suivit de loin, indifférent aux mouve ments et aux voix des manants et des quelques prud’hommes qui piétaient ou chevauchaient à l’entour. Il conçut nettement, soudain, qu’il s’ennuyait. Il avait vu sur le visage de Boucicaut les signes d’une humeur sombre. L’idée que ce preux se faisait du royaume, le désespoir de ne rien pouvoir contre ce dépérissement envenimaient son âme trop exigeante. Cette aigreur était contagieuse. Son antidote eût été le soudain essor d’une confiance absolue en quelque chose ou en quelqu’un. Mais quoi ou qui en l’occurrence ?
Bien qu’il trouvât incongru de penser présentement à Luciane, Tristan la sentit s’imposer dans sa mémoire comme un remède à sa maussaderie. Elle le troublait. Moins qu’Oriabel mais plus insidieusement. Il se sentit tout à coup incapable de tramer le moindre dessein, de supporter n’importe quelle manifestation de joie, de côtoyer ces hommes et ces femmes dont la vie lui apparaissait comme quelque chose de lisse, de clair et d’inutile. Le seul sentiment aigu qu’il éprouvait, c’était une sorte de courroux contre lui-même, une irritation forcenée contre les manœuvres de la destinée.
Il sut à peine comment il était parvenu devant le prince Charles.
– Ah ! Castelreng, dit celui-ci en reposant le gobelet d’or au fond duquel brillait un peu de rouge. Voyez, j’achève de dîner, mais vous ne me gênez point !
Le régent semblait avoir repris des forces. Son œil torve étincelait. Son teint blanc-gris contrastait avec ses pommettes roses et son gros nez fibrillé de violet. Sa bouche souriait avec une espèce de finesse, voire de sensualité qui contredisait l’attitude austère qu’il avait prise à la venue d’un féal quelque peu gêné de troubler une collation sur sa fin et dont une carpe semblait avoir constitué l’essentiel.
Debout, Tristan vit le dauphin regarder, sur le bord supérieur d’une crédence, une couronne qui, sans être royale, affirmait son orgueil. Les mauvaises langues disaient que messire Charles n’avait pas été ravi de voir revenir son père et qu’au fameux banquet de Rouen, il avait essayé de s’allier à Charles de Navarre qui, par dépit d’avoir été « lâché », l’avait fait enherber. Renonçant à une ascension véloce, il attendait son heure, souriant sans envie de sa grosse bouche molle, se faisant simple, humble même, afin de s’assurer la faveur populaire – ce que le roi Jean n’eût jamais essayé. Quelle que fût la hauteur d’où il voyait la France et ses futurs sujets, il avait la vue basse. Inexorablement.
« Il semble un boutiquier pieux et hypocrite, mais je lui dois respect et féauté. »
Tristan se sentait au niveau de cet homme et même il éprouvait un secret plaisir à abolir entre eux les distances.
– Castelreng, j’ai besoin de vous pour ce reze 29 nécessaire que mon père va, demain, entreprendre en Avignon.
– Monseigneur, je suis venu recevoir vos mandements.
– Un bien grand mot, chevalier.
Charles riait petitement, baissait la tête comme un enfant qui prépare un bon coup.
– Le roi doit voir le Pape.
Et soudain, avec une fureur imbibée de mépris :
– Il va jeter comme un froc de bure sa… sa majesté
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