La couronne et la tiare
desseins qui s’ébauchaient sous le front royal rougi tant par le froid que par les gouttes. Boucicaut, ce grand langagier, prétendait que son éloignement du Louvre et de Vincennes ne le séparait point des affaires. Après quoi, le maréchal souriait à l’entour avec quelques clins d’œil de connivence dont nul ne discernait la teneur. Jean d’Artois, comte d’Eu, disait que Jean le Bon cherchait une aventure susceptible de rehausser son destin. Le comte de Tancarville alléguait que portant toujours le deuil de son ami de cœur, La Cerda, il voulait demander au Pape des prières pour son âme. Le comte de Dammartin, amateur de confidences, avait renoncé à en récolter une seule. Monseigneur Tristan de Maignelet évoquait le mariage avec Jeanne la Chaude, qu’en cachette il appelait la ribaude. Le Grand Prieur de France, qui se plaignait des reins, recueillait chaque matin les propos du roi et les conservait pour lui seul.
Jean II avait voulu repasser par la Bourgogne dont il avait fait son duché l’année précédente, après que Philippe de Rouvre, dernier duc de Bourgogne de la première Maison royale de Bourgogne, eut trépassé (219) . Les fêtes avaient succédé aux fêtes, les joutes aux joutes. Quel gros retard sur tout ce qu’on avait prévu !
L’on aurait dû partir fin août. Le roi, soudain, avait atermoyé. On partirait à la mi-septembre. On avait laissé passer le 15. Tristan avait oublié le quantième du départ, mais c’était un beau jour : le soleil resplendissait et les oiseaux chantaient dans la rouille des arbres. Il s’était gardé de trop se montrer à Auxerre, dans la traversée de Cravant et même à Vézelay. Certes, Perrette Darnichot, son ancienne geôlière se fût montrée incapable de le capturer une seconde fois, mais il eût suffi d’un archer habile pour l’exclure à jamais de la suite royale. Après Dijon, Beaune, Chalon -sur-Saône, on était entré dans le Mâconnais et le 2 novembre, on avait fait à Lyon une assez longue halte : le roi souffrait du foie et d’un accès de mélancolie que le Grand Prieur lui-même n’avait pu apaiser.
– Je commence à être las de cette chevauchée, dit Paindorge.
– Le roi également. Par moment, quand je l’observe, je jurerais qu’il a du regret d’avoir quitté l’Angleterre.
Tristan souriait sans envie. Mais quoi : il fallait mettre un peu de gaieté dans ce cheminement monotone qui touchait, heureusement, à son terme.
– Il regrette les belles dames de la Grande Ile… ou les beaux gars.
– Peut-être.
– Il ne peut se divertir en France.
– Je n’ai point vu comment il s’est diverti à Trichastel, mais Boucicaut m’en a dit deux mots. Il paraît qu’il se frottait hardiment les mains et s’ébaudissait très fort en voyant les pendus 32 .
– Vous qui en avez souffert, vous auriez dû voir ces routiers se balancer au bout de la hart 33 .
– Non. Ma satisfaction ne se serait point vue, et je doute que l’on ait eu Tallebardon.
– Vous auriez dû vous trouver là.
– Comment l’aurais-je pu ? J’étais en avant avec les fourrageurs.
– Le roi prétend, pour s’en persuader lui-même, que les routiers vont s’assagir.
– Illusion, Robert !… Quand le dauphin m’a déclaré que tout homme engagé sur une mauvaise voie pouvait s’amender, j’ai eu envie de m’ébaudir en me disant qu’il pensait à lui. Crois-moi : les routiers ne changeront jamais. De l’Archiprêtre à Hawkwood en passant par cent de leurs capitaines, ces malandrins resteront ce qu’ils sont. Ils ont leurs lois, désormais. Leurs débordements hideux leur sont autant de jouissances qui s’ajoutent à celles qu’ils obtiennent de leurs otages. La guerre leur est aussi nécessaire que la nourriture, et leurs batailles, eux, ils les gagnent (220) . Malgré notre bobant (221) nous sommes des vaincus.
– Hélas ! soupira Paindorge.
– Mais nous avons cent excuses dans nos bissacs pour amoindrir nos échecs.
Chemin faisant et surtout à la table du roi, on avait abondamment parlé des méfaits des Tard-Venus sans jamais s’accorder sur la façon d’en nettoyer le royaume. Jean II faisait confiance à Arnaud de Cervole qui venait d’épouser Jeanne de Châteauvilain (222) et qui, pour vivre en prud’homme plutôt qu’en chevalier d’aventure, devait entraîner, sous la conduite du Trastamare, les Grandes Compagnies en Espagne. Parce qu’il méprisait l’Archiprêtre
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