La couronne et la tiare
éteintes du seul fait de ce mariage. Il en paraissait rajeuni.
– Je veux me lever, dit Luciane.
– Tu es folle !
– Prendre l’air, Père, n’est point folie. Je sens pour ce jour d’hui que c’est nécessité.
– C’est marmouserie, grommela Thierry, mais comment résister aux désirs de cette voulenturieuse ?
Il lui plut de soutenir sa nièce dans l’escalier qui les mena jusqu’au seuil de la cour. Guillemette, Raymond, Paindorge et deux soudoyers, qui conversaient sur le perron, s’exclamèrent gaiement. Ils entourèrent la malade. Tiercelet, apparemment insensible à cette apparition, demeura muet, à l’écart et le visage figé.
– Elle guérira, compères, affirma Ogier d’Argouges. Elle guérira dès maintenant.
Tristan regardait toujours Tiercelet immobile, la tête pleine de ténèbres. Il avait chéri, vénéré Oriabel. Le venin d’une déception peut-être irrémédiable agissait en lui.
– Mes amis, reprit le seigneur de Gratot, Tristan de Castelreng est revenu pour épouser ma fille. Ils s’étaient fiancés sans que je le sache. Ils m’ont annoncé la bonne nouvelle.
Était-elle bonne, vraiment, pour cet homme obsédé par on ne savait quoi ?
C’était pour lui, achevait le baron, que Luciane se consumait de langueurs inquiétantes. Béni soit Dieu qui a voulu cette union !
Tous se signèrent sauf Tiercelet, dissimulé par Paindorge. Tiercelet dont le sourire était si mince que nul n’eût pu soup çonner qu’il souffrait d’une espèce de trahison à la fois redoutée et inattendue.
Tristan marcha vers le brèche-dent pour se disculper d’un murmure :
– Ils ont devancé mes intentions.
– Même malade, elle est belle. Tu es libre ou plutôt libéré.
Cette phrase avait l’âpreté d’une griffade. A peine Tiercelet l’avait-il proférée qu’il parut s’en repentir :
– Du moment qu’ils ne t’ont pas forcé la main, ne prends pas cet air consterné.
– Vous voilà heureux, pas vrai ? demanda Paindorge en s’approchant.
Comment pourrais-je ne pas l’être ?
Que répondre d’autre en l’occurrence ?
Luciane s’était assise sur une escabelle apportée par Raymond. Guillemette la couvrait d’une houppelande.
« Et moi, Tristan, il semble qu’un épervier aux mailles serrées vient de s’abattre sur mon dos. Résigné, me voilà résigné ! »
Luciane souriait et ses pommettes roses attestaient d’un commencement de guérison. Peut-être anticipait-elle sur des vuiseuses (314) qu’elle n’avait sûrement pas manqué déjà d’imaginer. Non, il ne devait pas l’épou ser maintenant. La courtiser, oui. Et attendre sereinement les décrets de la Providence.
Le soir, après un souper abondant, Ogier d’Argouges exprima des inquiétudes bien éloignées du mariage en gésine :
– Le roi ne peut plus tolérer longtemps les complots sempiternels de Charles de Navarre.
– Tout allait pour le mieux lorsqu’il était en son pays, alors que prenait fin, dit Thierry, la guerre entre la Castille et l’Aragon (315) .
– On dénonce partout sa présence, dit Raymond pesamment.
Il semblait tenir à faire pénétrer dans l’esprit apparemment serein des invités de son maître et ami, l’idée d’une menace constante. Il ajouta sur un ton de feinte gaieté destiné à réprimer quelques angoisses :
– S’il est resté en Navarre, il doit avoir trouvé un gars à sa semblance, qu’il fait galoper partout en Normandie afin de nous ébahir…
Et de nous tribouler, acheva Luciane.
Elle avait recouvré ses couleurs, son sourire. A croire que sa maladie avait été une sorte de sacrifice propitiatoire destiné au retour de celui qu’elle aimait. Se sentant épié par tous les convives, Tristan n’osait trop l’observer, ni même se tourner souvent vers Tiercelet, à la gauche d’Ogier d’Argouges.
– Si Charles le Mauvais s’allie encore au roi Édouard, dit un des soudoyers, nous aurons de nouveau la guerre en Normandie : le Navarrais voudra la duché tout entière !
C’était un brun trapu, barbu, d’apparence taciturne. Lui aussi regardait rarement Luciane comme si sa présence l’incommodait. Il s’appelait Richard Goz et pouvait affirmer, avec un tel nom, qu’il descendait des vicomtes d’Avranches (316) . Les deux autres, des gars de dix-sept ans, solides, vivaient moins sous son obédience que sous celle de Thierry – ce qui semblait l’irriter. L’un, Nédelec, était un
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