La croix de perdition

strate de l'enfer sort-il, Arnoldus ?
    – Je l'ignore, mon ami. En dépit de mes efforts, de nos incessants efforts à tous, en dépit de tous les ouvrages terrifiants que j'ai pu consulter dans la bibliothèque secrète de notre Saint-Père, je ne parviens pas à identifier ce démon parmi les quatre-vingt-douze recensés à nos jours. Rien dans les us et les ruses de notre ennemi ne correspond à ce que nous connaissons déjà, à ce qu'ont pu nous apprendre les cas de possession, les comptes rendus d'exorcisme.
    – C'est donc pire que nous ne le redoutions, murmura Frédéric, atterré. Que nous reste-t-il comme arme, comme contre-attaque ? J'ai le pesant sentiment qu'il cherche quelque chose. Une chose essentielle à ses yeux. Comment expliquer sans cela ses déplacements, qui ne semblent dictés par aucune logique ?
    En effet, il cherchait quelque chose. Arnoldus de Villanova savait maintenant exactement quoi, et il était prêt à sacrifier sa vie pour empêcher leur ennemi de parvenir à ses fins, car alors le monde plongerait à jamais dans les Ténèbres. Toutefois, monsieur de Villanova devait préserver ce terrible secret, même de ses frères, même de Frédéric. Pour leur paix. La croix de Béziers. La croix d'ignominie et de perdition, celle que l'on avait bafouée en la contraignant à assister à un révoltant massacre perpétré au nom de Dieu et du doux Christ. Peu à peu, Arnoldus de Villanova avait assemblé les pièces éparses de ce jeu mortel, confrontant les témoignages réticents, écartant les exagérations de délire ou de superstition qu'il avait glanées çà et là.
    Il se souvint de cette vieille femme blême, une bohémienne, qui l'avait abordé à la sortie d'une taverne du sud du royaume. Elle n'avait pas lâché son crucifix, qu'elle baisait entre chaque mot, durant tout le temps de leur entretien. Le fixant d'un regard noir d'une déplaisante intensité, elle avait murmuré :
    – Tu le cherches, n'est-ce pas ? Il est proche. Ma mort est proche. Je le sais, mais je ne redoute rien. Toutefois, Dieu ne me pardonnerait pas d'avoir emporté mon secret dans la tombe. Aussi l'écouteras-tu, que tu le veuilles ou non. Ensuite, je pourrai mourir en paix.
    Il avait tenté de passer son chemin, pensant avoir affaire à l'une de ces mendiantes privées de sens qui prétendaient prédire l'avenir contre quelques piécettes. Elle s'était cramponnée à sa manche. D'une voix au débit précipité, elle avait chuchoté :
    – Il cherche la croix maudite. S'il la trouve, c'est la fin de vous. La fin de la Lumière. Empêche-le. Tu le peux. C'est inscrit sur ton front. Je connais sa race démoniaque. Ce sont des non-morts, des non-vivants. Si tu les laisses faire, ils anéantiront toute vie. C'est lui que tu cherches. Il arrive. Empêche-le de trouver la croix de perdition. Elle lui donnerait la véritable éternité et le pouvoir de siéger sur un trône de soleil. Pour l'instant, il ne peut rien hors la nuit.
    Ébranlé par ces confidences qui corroboraient certaines des intuitions qui commençaient à se former dans son esprit, Arnoldus de Villanova avait tenté de la retenir, d'exiger d'autres explications. Elle s'était dégagée d'un geste brusque et s'était enfuie, le laissant perplexe, inquiet.
    Deux jours plus tard, les hommes du prévôt avaient retrouvé le cadavre de la vieille bohémienne, la gorge nettement tranchée, d'une oreille à l'autre.
    Monsieur de Villanova avait ensuite récolté d'autres témoignages, semblables, tout aussi effrayants. Enfin, après des mois de recherches, d'interminables lectures de manuscrits, il était parvenu à une certitude. La croix maudite n'était autre que celle qui avait été brandie lors de la boucherie de Béziers, un siècle plus tôt. Elle avait depuis disparu, échappant à la vigilance d'Arnaud Amalric, abbé de Cîteaux, qui l'avait pourtant protégée avec une obsession maladive.
    La croix de Béziers devait permettre à un non-mort d'atteindre l'éternité, l'immortalité, et de régner dans une lumière venimeuse qui anéantirait tous les vivants. Dieu lui-même n'interviendrait pas. Son Fils d'argent avait été souillé par le sang des innocents, par la faute de Ses créatures.
    Le vieux savant repoussa pied à pied la panique qui tentait de s'engouffrer dans son esprit. Il devait récupérer cette croix avant leur ennemi. Il la cherchait avec une fébrilité désespérée, depuis qu'il avait deviné son existence et