La croix de perdition
J'avais déjà rejoint les Clairets lorsqu'elle est arrivée. Un jour que je souhaitais la rattraper, j'ai crié son nom. À plusieurs reprises. Elle n'a réagi qu'à la troisième répétition. À cette époque, je la croyais mon amie. J'ai donc mis cela au compte d'une étourderie ou de pensées qui l'absorbaient. Il y avait deux autres novices, prénommées Anne. L'une, incertaine de sa vocation, a décidé de retrouver le siècle. Chaque fois que l'on appelait une des Anne, Blanche levait la tête, cherchant autour d'elle. J'ai été assez sotte pour lui en faire la réflexion. Ce qui est passé dans son regard, l'espace d'un instant, m'a sidérée. Elle s'est bien vite reprise pour se lancer dans une explication, peu convaincante, selon laquelle sa sœur adorée, prématurément décédée, portait ce prénom.
– Qu'est-il passé dans son regard ?
– Une haine farouche. Un implacable regard de serpent.
– De grâce, poursuivez. Vous m'aidez fort. Je finissais par me sentir mauvaise de m'obstiner à ternir le souvenir qu'elle laisse.
– À cause de l'empâtement de ma silhouette, de la rondeur lunaire de mon visage, on me croit balourde, madame. C'est une erreur. Je suis effacée, si silencieuse, que je perçois une multitude de choses que d'autres ne voient pas… Et je suis tenace.
– Vous ferez donc une excellente apothicaire, plaisanta madame de Baskerville en évitant de croiser le regard de la novice pour ne pas l'apeurer.
Elle commençait d'éprouver une tendresse inattendue pour cette jeune fille qui, en dépit de sa timidité maladive, s'obstinait, résistait, se montrait brave.
– Venant de votre part, je le prends comme un précieux compliment, mieux, un encouragement.
– Il ne s'agissait pas d'un compliment mais d'une constatation.
Mary de Baskerville regretta aussitôt ses paroles qui pouvaient être interprétées comme une rebuffade. Elle rectifia :
– Ah, mon éternelle maladresse ! Je manque cruellement de diplomatie. À ma décharge, le français n'est pas ma langue maternelle. Quoique j'aie peu connu ma mère. Enfin, trop.
Cesse ! Cesse à l'instant. Ne pense pas à elle. Je te l'interdis. Reviens à cette enquête.Au prix d'un effort, Mary poursuivit :
– Il s'agissait, dans ma bouche, d'une contradiction élogieuse, Henriette. Ne vous y trompez pas. Je ne me sens aucun besoin d'y aller de compliments envers vous puisque je sais que vous possédez une valeur qui ne demande qu'à s'épanouir.
– Oh, mais je l'avais senti, madame. Votre ton peut être coupant. Qu'importe puisque votre sincérité est évidente…
Une idée incongrue traversa l'esprit de madame de Baskerville, la stupéfiant. Au fond, malgré leurs dissemblances de physionomie et de tempérament, cette jeune fille aurait pu être sa fille de ventre. Tout comme Hermione de Gonvray aurait pu être sa sœur de sang, ou son frère.
– … les tons sont si trompeurs pour qui sait les manier, reprit la novice. Blanche était experte en tons, en mines, en sourires, en douceur de mots. Elle les a toutes dupées. Moi également, moins longtemps toutefois. Bien moins. Je surprenais parfois les efforts qu'elle fournissait afin de dissimuler sa fureur, sa haine des autres. Savez-vous ce qui m'a dessillée tout à fait, madame ?
– Racontez-le moi, de grâce.
– C'était en novembre. Nous étions toutes deux supplettes d'étable et de porcherie. Ce jour-là, on abattait les cochons de l'année. Le boucher et le saucissier 2 étaient déjà à l'ouvrage. Voyez-vous, Dieu a mis les animaux à notre disposition pour que nous en usions avec bienveillance. Ils sont aussi créatures divines. On les élève ou on les chasse afin de les manger, de récupérer leur fourrure. Ainsi vont les choses. Toutefois, les maltraiter par méchanceté ou même par indifférence revient à désobéir à Dieu.
– C'est également mon intime conviction, approuva l'apothicaire. Ils nous servent. Ils travaillent pour nous et nous nous en nourrissons. Cela étant, nous devons montrer notre reconnaissance à Dieu pour Ses bienfaits en les abattant au plus vite et au moins douloureux.
Henriette eut alors un geste si spontané et si déconcertant que madame de Baskerville ne songea même pas à le repousser. La jeune fille glissa ses doigts glacés dans la main de la grande femme. Elle reprit d'une voix faible :
– Le boucher avait aiguisé son couteau. Le cochon gisait au sol, les pattes entravées. Blanche et
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