La croix de perdition
ferme.
Une émotion presque oubliée saisit Mary de Baskerville lorsqu'elle constata que des larmes de timidité noyaient le regard de la jeune fille à chaque mot qu'elle prononçait, aussi bénin soit-il. Pourtant, elle ne baissait pas les yeux.
– Alors, promenons-nous un peu si vous le voulez bien.
Bien que connaissant les réponses à toutes ses questions, la nouvelle apothicaire s'enquit des différents travaux réservés au noviciat, de l'avancée des études d'Henriette, des tâches qu'elle aimerait accomplir lorsqu'elle aurait prononcé ses vœux définitifs. Elle évita avec soin de l'interroger sur les raisons qui l'avaient conduite au couvent. S'il en était de magnifiques, d'autres étaient si pesantes et pénibles qu'il valait mieux les laisser somnoler.
D'abord empêtrée, la jeune fille se rassura. Pour une fois, Agnès Ferrand avait vu juste. Henriette avait l'esprit vif et la parole fluide et sensée.
– J'aimerais tant vous imiter, madame de Gonvray et vous. Devenir apothicaire, si Dieu m'en donne la force et les capacités. Ah, quel bonheur de soigner, d'apaiser, de rendre la santé, un peu de vie. Je ne connais rien de plus sublime ! s'emballa la jeune fille avec une passion dont la sincérité fit presque sourire Mary.
– Je vous en crois parfaitement capable. Au-delà des connaissances qui se peuvent toujours apprendre, il faut développer une sorte d'instinct. Observer les symptômes, écouter les plaintes, puis voir au-delà, dénicher tout ce qu'ils dissimulent. Une même douleur de ventre peut signaler tant d'affections différentes.
Elles s'arrêtèrent devant les jardins en terrasse de l'abbesse. De hautes tiges grêles, brûlées de gel, pointaient de la neige, vestiges des splendeurs végétales de l'année précédente. Mary de Baskerville se fit la réflexion que l'endroit ressemblait à un minuscule champ de supplice, hérissé de pals.
– C'est une merveille au printemps et au jeune été. Un éclaboussement de couleurs. Les lys se mêlent aux mauves pour produire d'enivrantes senteurs. Quel plaisir d'être désignée semainière de bouquetiers. On a ainsi le privilège de cueillir ces beautés afin d'en fleurir les autels. Songez… Dieu, malgré toutes Ses occupations, a pensé à créer les fleurs afin d'égayer et de parfumer nos jours ! s'extasia la jeune fille.
À l'évidence, Henriette ne partageait pas l'humeur sinistre de l'apothicaire, qui en vint avec précaution à ce qui la préoccupait au plus haut point :
– Je suis dans l'embarras, ma chère. Ainsi que vous l'avez peut-être ouï dire, madame de Gonvray et moi-même avons été chargées par l'abbesse d'enquêter sur les meurtres – car il s'agit bien de meurtres – de Blanche de Cerfaux et de Rolande Bonnel…
Le gentil visage rond se ferma. Mary la tranquillisa :
– Ne vous alarmez pas. Nous avons recours à une procédure très habituelle en interrogeant les unes et les autres. Peut-être certaines détiennent-elles des informations qui nous permettront d'avancer en compréhension. Toujours est-il qu'une sœur m'a révélé que vous aviez un peu connu Blanche.
– Qui ? s'affola Henriette.
Mary aurait pu la désigner. Par ruse, elle choisit de n'en rien faire afin d'apaiser tout à fait son interlocutrice :
– Votre pardon, mais je ne la nommerai pas par respect pour sa confiance, pas même devant notre excellente mère. Je m'y suis engagée.
Un mince soupir de soulagement lui confirma qu'elle avait visé juste. Elle reprit :
– Je vous avoue que j'éprouve des difficultés à me convaincre tout à fait de… l'angélisme de madame de Cerfaux. Des détails, des incohérences me troublent.
Henriette serra les lèvres comme si elle tentait de retenir ses paroles. Mary insista :
– Je ne vous cache pas que vous nous aideriez grandement en nous révélant ce que vous pourriez savoir. Voyez-vous, Rolande Bonnel était une gentille âme, de cela nous sommes assurées. Celui ou celle qui l'a occise doit être châtié. (Elle marqua une courte pause et ajouta d'un ton très bas :) Blanche ne peut plus vous nuire. C'est bien de cela dont vous aviez peur, n'est-ce pas ?
Henriette hocha la tête. Elle prit une longue inspiration et commença d'une voix tremblante :
– Elle ne s'appelait pas Blanche de Cerfaux. En tout cas, elle ne se prénommait pas Blanche…
Mary de Baskerville patienta, le regard perdu vers les squelettes végétaux noircis par l'hiver.
– …
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