La dame de Montsalvy
aux souvenirs...
Onze ans !... Onze ans déjà que, par un jour d'automne semblable à celui-ci, elle avait quitté, pour la féerie de Bruges et l'amour du duc Philippe, une ville qui avait été son refuge et son amie avant de s'écarter d'elle et, sans lui devenir franchement hostile, de lui laisser entendre que sa place n'y était plus marquée.
C'était en 1425. Son étrange époux d'alors, le Grand Argentier de Bourgogne Garin de Brazey, venait d'être condamné à mourir de la main du bourreau pour sacrilège et rébellion contre le Duc après avoir tenté de tuer Catherine elle-même. Son magnifique hôtel de la rue de la Parcheminerie était jeté bas comme une masure de charbonnier, et ses trésors disséminés aux quatre vents.
Bien qu'elle n'eût rien à redouter de la colère d'un prince dont elle était la maîtresse depuis plusieurs mois et dont elle attendait même un enfant, la dame de Brazey avait préféré, par décence, quitter une ville où, en dépit de l'implantation bourgeoise de sa famille, elle ne pouvait plus rencontrer qu'une certaine méfiance. Par décence... mais aussi par ordre, car Philippe le Bon voulait auprès de lui, pour l'aimer tout à son aise, celle qui n'était pas pour lui la femme d'un condamné mais la créature qu'il aimait alors le plus au monde. À Dijon cet amour était devenu impossible car il eût fait scandale. Mais dans la lointaine Bruges, la perle de la Bourgogne flamande, il ne choquait personne et, durant quatre années, Catherine avait dominé, reine sans couronne, la cité des canaux, des dentelles et des pierres dorées.
Et puis, les liens qui l'attachaient à Philippe étaient tombés d'eux-mêmes. Leur enfant était mort alors même que le Duc s'apprêtait à épouser en troisièmes noces l'infante Isabelle de Portugal. En même temps Catherine apprenait que, dans Orléans assiégée par l'Anglais, l'homme qu'elle aimait sans espoir depuis tant d'années se battait, en grand danger de n'en jamais sortir vivant. Pour le rejoindre au moins dans la mort, elle avait tout quitté sans un regret, sans même un regard : son petit palais de Bruges, ses toilettes, les trésors que Philippe lui avait donnés, tous les biens qui la faisaient riche...
Parmi ceux-là, il y avait eu, avec le titre de comtesse, des terres en Bourgogne, un château à Chenôve, près de Dijon mais ce grand domaine n'avait jamais représenté à ses yeux autre chose que de grands parchemins abondamment décorés de sceaux multicolores : elle n'y avait jamais mis les pieds.
De tout cela d'ailleurs il ne lui restait plus rien car, en épousant Arnaud de Montsalvy, elle avait définitivement tourné le dos à sa vie d'autrefois. Abandonné par elle, blessé dans son orgueil comme dans son amour, Philippe de Bourgogne n'avait plus eu aucune raison de laisser à la disposition de l'épouse d'un ennemi la moindre parcelle de bonne terre bourguignonne. Tout ce que Catherine savait de lui, à présent, c'était qu'il ne l'avait pas oubliée ; qu'il lui gardait peut-être une tendresse puisque les hostilités définitivement closes entre le roi Charles VII et lui par le traité d'Arras en 1435, il avait fait porter jusqu'à Montsalvy, à la Noël précédente, un merveilleux portrait de Catherine, sous la forme d'une Annonciation peinte par son ami d'autrefois, Jean Van Eyck. Mais ce pouvait être aussi bien une marque de tendresse constante qu'un présent d'adieu définitif, offert pour solde de tous comptes.
À présent, la jeune femme s'étonnait, tandis que les pas de son cheval retraçaient un chemin jadis familier sur les pavés inégaux de la rue, de ne pas éprouver plus d'émotion à l'évocation de ces souvenirs.
En devenant Catherine de Montsalvy, elle avait changé de peau, presque changé d'âme et tout ce qu'évoquait sa mémoire lui apparaissait à présent comme une belle histoire qui lui aurait été contée un jour, une fantastique aventure arrivée à une certaine Catherine qui n'était pas tout à fait elle. La dame de Brazey était bien morte...
Par contre l'enfant qu'elle avait été autrefois, la petite Catherine Legoix, reprenait vie et se rapprochait, peut-être parce que Landry l'avait ramenée en la tenant par la main comme il l'avait fait tant de fois jadis. Tout naturellement, sans même s'assurer d'une auberge, Catherine, à peine franchie la porte Guillaume, avait pris le chemin qui menait à la rue du Griffon et à la maison de son enfance parce que, avant
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