La danse du loup
chevalier de Montfort et moi, à pouvoir soupçonner les effets mortels ? Ce n’était point imaginable.
La baie de Famagouste n’était plus qu’un mirage, loin à l’horizon. Un cheval hennissait sous le pont de la nef. C’était sans doute la seule façon, pour le fier pur-sang arabe que la généreuse princesse Échive m’avait offert, de clamer sa détresse.
Son désarroi me toucha. Je sortis aussitôt de la méditation attristée qui m’avait envahie et m’apprêtai à lui rendre visite lors qu’un mousse d’une douzaine d’années s’approcha de moi. Sans dire un mot, il me remit un parchemin enroulé autour d’un ruban de soie rouge. Je le remerciai et m’en saisis. Le sceau était celui des Lusignan. Je le brisai avec une impatience fébrile.
Mon doux Ami, mon étranger de simple passage.
Tu es mon Roi de cœur.
Mais un Roi de cœur ne peut marier qu’une Dame de cœur.
Je ne suis qu’une Dame de trèfle.
Mais sache que la Dame de trèfle t’a aimé au-delà de tout ce que tu peux imaginer et que jamais elle ne t’oubliera.
Porte nos armes, celles d’Isabeau de Guirande et les miennes.
Et onques n’oublie, que la Dame de cœur n’est pas toujours celle à laquelle pense le Roi de cœur, qu’il devra se garder de la Dame de pique et se défier de la Dame de carreau.
Adieu, m’amour.
À l’intérieur du parchemin, deux longues pièces de soie blanche. L’une portait les armes des Lusignan, l’autre, celle d’Isabeau de Guirande. À dextre, sur l’une, était brodée une dame de trèfle. Sur l’autre, une dame de cœur.
Je serrai dans la main les deux pièces de soie. À m’en rompre l’articulation des doigts. Sans bien saisir encore sur l’heure la signification profonde de ce qui m’apparut comme une manière mystérieuse d’écrire. Un jeu subtil d’arcanes dont la princesse Échive de Lusignan avait le secret. Devais-je y voir une dernière prémonition de la dame de trèfle ?
Un coup de vent, aussi fort qu’inattendu, m’arracha le parchemin des doigts. Je lançai la main pour tenter de le rattraper. En vain.
Le parchemin vola, plana, virevolta, monta, descendit, revint vers moi, s’éloigna et se coucha tout doucement sur la crête écumeuse d’une vague. Avant de disparaître de ma vue. Il ressurgit un bref instant avant d’être englouti par les flots. Je ne quittai pas des yeux ce point qui s’éloignait dans le sillage de la nef, dans le fol espoir de le voir ressurgir.
Ainsi s’envolait une tranche de vie. Une tranche qui resterait gravée dans les profondeurs de ma mémoire. À tout jamais.
Le Mal noir avait pris ses racines dans le cœur d’un homme Dans le cœur d’une femme, aussi. Des racines profondes et sournoises.
Pour parvenir à leurs fins, ils seraient prêts à tout. À commettre le plus terrible des crimes sans en maîtriser les conséquences. Des conséquences dignes de l’Apocalyse.
Lorsque le Mal noir éclaterait au grand jour, les ténèbres envahiraient la terre, de l’Occident à l’Orient. Du Sud au Nord Des terres d’Espagne à la lointaine Écosse. Du royaume de France aux confins du Saint Empire romain germanique. Au-delà même des rives des fleuves Danube et Volga. Le Mal fauchera il près de la moitié des habitants de l’Occident en moins de deux ans.
L’Apocalypse de saint Jean. Le dernier Jugement de Dieu. Miserere nobis !
En partant à la quête d’Isabeau de Guirande, j’avais soulevé le couvercle de la boîte de Pandore. Sans le savoir. Sans le vouloir.
Seule restait au fond, invisible à mes yeux, l’Espérance.
Mors tua, vita mea
« La mort pour toi, la vie pour moi »
ÉPILOGUE
Abbaye d’Obazine, en l’an de grâce MCCCLXXXI, le jour des nones de janvier, jour de l’Épiphanie, entre vêpres et complies {xvii} .
La main qui tenait la plume dans la petite pièce attenante aux cuisines, s’immobilisa. Le pouce et l’index s’écartèrent légèrement et la posèrent délicatement sur le lutrin.
Dans la grande cheminée des cuisines, la flambée perdait de savigueur. Le courant d’air qui pénétrait par la porte entrebâillée devenait de plus en plus froid et humide.
De la grosse chandelle dorée à nids d’abeille fixée sur un haut candélabre en fer forgé à trois pieds, à la dextre du lutrin, se dégageait un délicat parfum de miel. Deux mains se levèrent à la hauteur d’un visage resté
Weitere Kostenlose Bücher