La Dernière Bagnarde
couches fermées, il
pr é férait
l'air pur et le froid de la nuit. II dormait tout habillé sur
le pont à même le sol, ento r tillé
dans une seule couverture. Il aurait dû mourir gelé cent
fois, mais il était encore là.
— J'ai
la peau dure, ma sœur ! avait-il expliqué à sœur
Agnès le soir où elle avait buté sur lui en
prenant l'air avant de rentrer dans sa cabine.
Sœur
Agnès n'hésita pas longtemps. Elle lui sourit et
accepta sa proposition. Heureux d'être utile à autre
chose qu'aux épluchures, il alla chercher trois copains et ils
s'y mirent à quatre. Ils tendirent une bâche de toile
enduite sur le pont et l'accroch è rent
au bastingage et à des plots de façon à faire
une sorte de bassin, puis, à l'aide des seaux qu'ils
plo n gèrent
dans l'océan et remontèrent avec une poulie, ils le
remplirent d'eau de mer. Cela prit du temps, et pourtant ce n'était
pas bien grand et larg e ment
insuffisant pour le linge d'une cinquantaine de femmes. Mais c'était
déjà beaucoup. Ravies de ce lavoir inespéré,
les femmes prirent les blocs de savon noir qu'on leur avait
distribués, et se mirent à l'o u vrage.
Il fallait aller vite, puis battre les vêtements sous le vent
pour les faire sécher. Heureusement le soleil brillait encore,
le ciel était de la pa r tie.
Sœur Agnès remercia les marins pour leur aide, puis elle
remercia Dieu pour le s o leil.
— Alors,
ma sœur, je constate que vous n'avez pas hésité à
ameuter du monde pour venir au secours de vos prot é gées
!
Sœur
Agnès sursauta. La mère supérieure avait sans
doute été ave r tie
par quelque gardien, et à la dureté de son ton qu'elle
tentait vain e ment
de rendre mielleux, il n'était pas difficile de mesurer sa
grande contrariété. Le visage entièrement
dissimulé par sa cornette, elle se t e nait
là, dans l'attente d'une réponse.
-—
Non, ma mère, lança sœur Agnès, agacée,
tout en continuant son travail, je n'appelais pas Dieu à mon
secours. Je le remerciais pour sa bonté.
— Sa
bonté ? Quelle abnégation ! siffla la voix sous la
co r nette.
Et en quoi vous a-t-il comblée, ma sœur ? En vous
offrant de lessiver ces ho r ribles
vêtements qui, quoi que vous fassiez d'ailleurs, ne seront ni
propres ni secs à temps ? Il fa u drait
des jours pour sécher ces laines et ces draps.
Tout
en frottant ses bas de coton, Marie entendait cette étrange
co n versation.
La mère sup é rieure
n'était qu'à quelques pas mais Marie ne pouvait voir
d'elle que ses mains qu'elle sortait furtivement de ses manches pour
les y glisser à nouveau. Elle éprouva un sentiment de
malaise, entêtant Des paroles sortaient de ce cornet rigide
sans qu'a u cune
bouche ne semblât les prononcer. Comment savoir à qui on
a a f faire
face à une pe r sonne
qu'on ne voit pas ? Marie en avait froid dans le dos, et au ton de
cette voix qui sortait des linges immaculés elle n'avait
qu'une envie : voir ce fantôme s'éloigner. Hélas,
Marie n'était plus libre. Elle était prisonnière,
elle partait au bagne. En ce court in s tant
elle prit la mesure de sa prison. Elle avait cru que le bagne se
r é sumerait
à l'éloignement et aux barreaux. Ce qui lui paraissait
déjà l'enfer. Maintenant elle entrevoyait autre chose,
de pire encore. Elle serait à la merci d'autres êtres
humains tel ce fantôme qui les condu i sait
et qui là-bas les garderait comme un troupeau de bêtes.
Et de ce fantôme, même les barreaux de fer de la prison
ne la protég e raient
pas. Seul Dieu s'il existait pourrait peut-être quelque chose,
pensa Marie. Mais elle n'avait jamais appris à croire en Dieu.
— On
va battre le linge, ma mère, expliqua sœur Agnès
sans se laisser démonter. Le soleil et le vent nous aideront,
et les marins aussi.
Marie
la regarda. Cette sœur au moins avait un visage, et même
s'il lui arrivait de se montrer autoritaire, on pouvait lire dans ses
yeux. Elle ne les cachait pas. Et puis, elle avait un sourire. Marie
pensa avec soulagement qu'elle serait là pour les protéger.
Parce que contrair e ment
à la mère supérieure sœur Agnès
croyait en la bonté des hommes, et aussi en la bonté de
Dieu.
4
Le
commandant avait promis d'être vigilant mais on dit que les
promesses n'engagent que ceux qui les croient. La nuit qui suivit la
grande lessive, les femmes en firent la violente exp é rience.
Toutes
s'étaient assoupies, sauf Marie. Elle avait remis des
vêt e ments
propres, et après cette journée au soleil et
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