La Dernière Bagnarde
n'appréciait pas le tour que
prenait la conversation. Ce commandant était payé pour
un travail, il n'avait pas à dénigrer aussi gravement
son admini s tration.
— Vous
devriez faire attention à ce que vous dites, commandant. Vos
accusations sont graves et... — Écoutez, moi,
voyez-vous, l'inte r rompit
ce dernier qui se rendait bien compte que le jeune responsable était
co n trarié,
dans cette histoire je fais mon boulot, point final. On me dit de
conduire des prisonnières au bout du monde, je les y co n duis.
Mais entre nous, cette histoire de femmes que notre République
envoie au bagne, elle ne me plaît pas tant que ça. Au
moins, le petit N a poléon,
il leur laissait le choix. La République, elle, les y oblige.
Drôle d' avancée
d é mocratique,
vous ne trouvez pas ?
— Nous
sommes moins hypocrites, c'est tout, répliqua vertement le
jeune fonctionnaire qui se sentait mis en cause. On leur laissait le choix, c'est vite dit. On leur
r a contait
n'importe quoi, on leur faisait miroiter
une vie idyllique sous les pa l miers,
avec mari et propriété à la clef. On les dupait, c' est
pire.
— Parce
que vous croyez qu'aujourd'hui on leur
raconte quoi ? La même chose !
— Que
cherchez-vous, mon commandant ? s'énerva le jeune homme. À
refaire le monde ?
Le
commandant sursauta.
— Dieu
m'en préserve, mon jeune ami, j'ai passé l'âge.
D'ici deux ans je prends ma retraite. Quant à la
révolution, si j'ai bien suivi, elle est déjà
faite. Mais on peut tout de même di s cuter,
non ?
— Pas
pour dire n'importe quoi, coupa le jeune fonctionnaire en quittant la
cabine.
Le
commandant se mordit les lèvres et retint le premier juron qui
lui vint à l'esprit.
Ce jeune homme avait encore bien des illusions et sa rigidité
toute administrative allait en prendre un coup une fois sur place.
Visiblement il s'attendait à ce
que tout soit « dans les cordes », il allait être
surpris.
6
La
mère supérieure avait rejoint sa cabine et convoqué
sœur Agnès, Lorsque cette dernière entra, elle ne
put dissimuler un sourire de co n tentement.
— Le
responsable de l'administration pénitentiaire et le comma n dant
ont mené leur enquête, dit-elle en l'accueillant de sa
voix si f flante.
Ils en concluent que c'est votre faute si ces femmes ont été
vi o lées.
— Ça
alors !... fit sœur Agnès, abasourdie, comment peut-on
me rendre responsable d'une telle horreur ?
— Vous
avez désobéi et entraîné tout le monde
dans votre erreur. Vous auriez dû rester à votre place.
Quand on transgresse les ordres, voilà le résultat. Je
vous l'avais bien expliqué, chacun son rôle. Le
commandant savait que laisser monter les femmes sur le pont était
une mauvaise idée. Il attendait le moment pr o pice.
Il connaît les réactions de ses hommes, et si les
détenues étaient restées dans la cale, tout cela
n'aurait pas eu lieu. Mais vous n'en avez fait qu'à votre
tête. Ne vous en prenez qu'à vous-même, sœur
Agnès fut prise d'un tremblement i n contrôlable.
Elle avait sauvé ces femmes d'une mort certaine, le co m mandant
lui-même l'avait reconnu, et voilà qu'on la condamnait.
Elle était profondément bouleversée par la
violence de l'accusation, et, su r tout,
elle ne comprenait pas comment une telle chose avait pu arriver.
— Vous
devriez aller voir les prisonnières, reprit la mère
sup é rieure.
Au dire des gardiens, il paraît qu'une certaine Louise est
hyst é rique.
Ils l'ont mise aux fers. Je me demande bien comment vous allez la
calmer. Prévenez-la en tout cas que si elle continue on lui
passe au s si
la cam i sole.
— La
camisole ? Mais quelle camisole, ma mère ?
— J'en
ai fait fabriquer une au cas où. J'ai même emporté
le patron et de la toile numéro 4.
Sœur
Agnès tombait des nues.
— Mais
vous ne pensez tout de même pas que nous en aurons b e soin
! Les détenues n'ont jamais été vi o lentes.
— Nous
étions en France, en pays civilisé. Nous ne savons pas
comment elles vont réagir, au milieu de tous ces bagnards.
C'est de la mauvaise graine, ne l'oubliez pas. Elles se sont déjà
rebellées deux fois sur ce navire. Si jamais elles se
révoltaient une fois au bagne et voulaient repartir comme
elles l'ont fait sur le quai le premier jour, nous n'en serions pas
maîtres. La camisole pourrait alors se révéler
fort utile. N'o u bliez
pas que là-bas nous serons seules avec elles dans le couvent
— Comment
ça, seules ?
— Oui,
enfin avec les autres
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