La Dernière Bagnarde
à
l'air libre, elle se sentait r e vivre
et reprenait presque espoir, elle qui la veille avait cm mourir
ens e velie
sous la puanteur. Avec la chaux et le sulfate de fer, l'odeur de la
cale s'était assainie. Louise et les autres, épuisées,
do r maient
maintenant d'un sommeil de plomb, couchées sur les bat-flanc
qui avaient été passés à la lessive. Les
couvertures de chacune se n taient
le propre, elles les avaient lavées puis étalées
sur le pont où elles avaient séché en plein air.
Sœur Agnès avait eu raison d'avoir co n fiance
dans le soleil et le vent car elles étaient bien sèches,
et cette odeur qu'elles dégageaient était si bonne!
Marie la connaissait. D'où venait-elle ? Prenant un coin de la
couverture, elle la pressa contre son visage, y enfouissant son nez
pour mieux la respirer. Il lui fallait r e trouver
dans les méandres de sa mémoire le chemin qui menait à l'or i gine
de son souvenir. Et là, au
bout de quelques minutes, alors qu'elle avait fermé les yeux,
remontèrent une à une
les lointaines images de sa jeunesse. Elle revit la chaîne des
montagnes pyrénéennes qui déro u lait
ses lignes bleutées à l'horizon
des prés verts d'Oloron. Le Béarn ! Le pays de son
enfance avant qu'elle ne parte à Bordeaux.
Sur les prés elle vit les grands draps blancs. Puis elle
ente n dit
l'écho des rires et des appels. Ces voix, ces rires de femmes
! Ôtant d'un geste brusque son nez de la couverture, elle se
redressa. Son cœur battait à tout
rompre et ses yeux étaient grands ouverts dans la nuit.
Abandonnée dès sa toute petite enfance, née de
père inconnu, Marie avait à peine
quatre ans quand sa mère avait quitté le village pour
ne j a mais
revenir, et elle ne se souvenait que de très peu de chose la
conce r nant.
Or là, dans
ces rires, elle était sûre d'avoir reconnu quelqu'un.
Mais qui ? Ce rire lui revenait dans cette nuit loin de tout, et
revenaient aussi en cet instant ces images des femmes du village qui
pliaient les draps de lin blanc sur les prés d'Oloron. Comme
ils étaient grands et lourds, il fa l lait
de la force et s'y mettre à quatre,
une à chaque
coin pour les tenir au vent. Mais les femmes riaient, et elles
faisaient claquer les toiles en les levant et les baissant tour à tour,
prolongeant le plaisir malgré la fatigue des bras, parce qu'en
les secouant ainsi elles faisaient monter à leurs
n a rines
grandes ouvertes la merveilleuse odeur du soleil. À ce moment
précis du souvenir, Marie eut comme un étourdissement.
Elle dut lâcher la couverture et s'appuyer avec sa main sur le
bat-flanc pour ne pas v a ciller.
Son cœur s'arrêta de battre et le souvenir d'un visage se
dessina dans la nuit
Un
visage de jeune fille brune qui se penchait en souriant et qui lui
disait en l'enveloppant de ses bras : « N'oublie jamais, ma
petite M a rie,
si un jour tu as de la peine, si un jour je ne suis plus avec toi,
n'o u blie
jamais ce moment. N'oublie jamais la merveilleuse odeur du soleil ! »
— M a man
!
Pourquoi
le passé vient-il hanter le présent des hommes au
moment où ils ne peuvent plus rien ? Marie revit le visage de
celle qui fut sa maman juste avant qu'un bruit de chaînes ne
lui fasse tourner la tête vers un autre visage qui se tenait à
quelques centimètres du sien. L'homme qui venait de
s'introduire dans leur cage sans même qu'elle l'entende avait
un affreux sourire et un regard plein de conc u piscence.
La
suite, Marie n'en eut aucun souvenir. Elle avait plongé dans
ce que, à défaut de comprendre, le commandant, le
responsable pénite n tiaire
et la mère supérieure définirent comme une forme
de coma. Aussi, quand des hommes d'équipage qui étaient
descendus à pas de loup la traînèrent avec
Louise, R o salie
et Anne pour les violer dans un recoin les uns après les
autres, elle n'opposa aucune rési s tance.
Elle
n'était plus là.
5
L'affaire
du viol des prisonnières provoqua un réel émoi
sur le n a vire,
mais elle fut traitée
en deux
temps trois mouvements par la hi é rarchie.
Le commandant, le responsable de l'administration pénite n tiaire
et la mère supérieure se réunirent. Pour le
commandant, ce n'était pas un acte glorieux de la part de ses
hommes, mais ces femmes n'étaient pas des saintes, bien loin
de là... et, comme il avait prévenu, les exposer à
la vue des marins était dangereux. Certes, il avait cédé
devant l'urgence san i taire,
mais du coup il avait baissé la garde et le résultat ne
s'était pas
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