La dottoressa
c’était encore le dégoût. Le dégoût, ça vous
vient quand les gens se mettent ensemble à plus d’un, quand ils ne pensent plus
chacun dans leur cervelle, et qu’ils sont tous d’accord pour se mettre en tête
de détruire quelqu’un qui est tout seul et incapable de défendre sa vie. Quand
les gens ne pensent plus comme des individus et se changent tous ensemble en
sauvages, c’est là, oui qu’il y a dégoût.
Les processions religieuses, c’est encore autre chose. Il y
a dans le tas des visages qui deviennent beaux, et des têtes d’hypocrites que c’est
une joie de les contempler, et d’autres qui sont tout simplement paisibles. Il
y a plus d’amour que de haine dans ce genre de processions. Elles ont pour
objectif l’amour et non la haine, et il y a des gens chez qui c’est vraiment de l’adoration. Mais la haine… la haine me dégoûte ! C’est une mauvaise
maladie, et rien d’autre. Se mettre en colère, être furieux pour de bon, c’est
parfois nécessaire, ça sort, ça passe, et ensuite fini. Avec un peu de chance, on
est débarrassé, pouff ! La haine, c’est très différent.
L’ARCHIDUC
À présent, il faut que je parle de Vienne, des hivers quand
tout est gelé. Le Danube n’est pas bleu du tout, il est tout ce qu’il y
a de jaune, un seul bloc de glace jaune. Je grimpais dessus, et naturellement
on venait m’empêcher ; mais avant d’être ramenée sur le bord je me payais
une glissade. Un vrai rêve, Santa Madonna ! Et tout ça à une
vitesse d’enfer ! Autrement dit, bien entendu ça signifiait une
fois de plus la raclée. Mais à part ça, c’était un rêve.
Ah ! pour de vrais hivers c’en étaient ! Pas un
seul où on n’ait pas pu patiner sur ce bon Danube. Les températures
descendaient jusqu’aux alentours de moins quatorze ou moins seize degrés de gel,
tout l’hiver. Et les petits lacs du Prater étaient régulièrement gelés, eux
aussi.
Maman, elle, allait se promener avec l’Oncle. Comme celui-ci
n’exerçait plus et que c’était un vieux monsieur, ils allaient en promenade
ensemble, l’hiver en traîneau, l’été en voiture. Je me souviens aussi très bien,
ainsi que je l’ai déjà dit, qu’il y avait des tas de mal portants, et c’était
fou le nombre de phtisies galopantes ! Quand on passait en voiture dans
les rues, devant beaucoup de maisons on voyait des monceaux de paille étalés
par terre afin d’amortir le bruit. Tant les trottoirs que la chaussée, tout
était recouvert de paille. Pas quand il y avait de la neige et les traîneaux, non,
mais à d’autres moments.
Au printemps, c’était superbe, avec les violettes qui
poussaient dans le Prater. Ça, c’était vraiment beau. Je parle des vraies
violettes. Pas de ce que vous pensez, pas des prostituées ; ce qui ne les
empêchait pas d’être là aussi. Oh ! non, ça ne manquait pas ! Une
vraie liste d’attente…
Ensuite venait mai avec la Bataille de Fleurs au Prater. Une
voiture près l’autre, toutes enguirlandées. Et avec toute la ville dedans, en
landaulet. Quand aux gros véhicules, leurs chevaux étaient fleuris, tout comme
les fouets et les cochers, et aussi les voitures derrière les chevaux – un
vrai rêve, et tout cela descendait un côté du Prater jusqu’à la Lusthaus, puis
tournait et remontait par l’autre côté. Et les trottoirs étaient bourrés de
spectateurs.
L’archiduc Salvator défilait en calèche, et les autres, les
dames en rapport, roulaient aussi voiture avec valets en livrées ad hoc. Une
ou deux ou trois personnes de la Cour se mêlaient au cortège. C’était comme une
façon de cadeau honorifique quelles nous faisaient pour rien, à tous, de rouler
ainsi avec le reste. Moi, j’étais debout avec Maman, là où il y a les arbres. Rien
n’était clôturé ; ni treillages ni barrières. Je n’ai pas besoin de vous
faire un plan du Prater ? C’était dans la Hauptallee, et on m’avait donné
de très jolies fleurs. C’est une dame qui les avait données à Maman, à qui je
les avais prises des mains, et je revois tout, exactement… j’étais là debout (on
pouvait voir jusqu’au monument du Tegethoff) et les gens se sont mis à crier :
« C’est lui, cette fois le voilà ! L’archiduc ! » Il
arrivait, et le temps qu’il soit tout près j’ai couru droit devant moi au
milieu des chevaux, oui, droit sur la voiture, et j’ai lancé mes fleurs. Si c’était
sur ses genoux à lui ou sur ceux de la dame,
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