La Fausta
buveur, truand trapu à la tignasse rouge, aux yeux sanglants, faudra-t-il que je vienne te chercher ?
— C’est bon, Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie… et la tienne !
— Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet écu, et allez boire avec votre ami le Rougeaud…
Loïson fut stupéfaite. Elle prit l’écu que le chevalier lui tendait, baissa la tête, et chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Et comme elle ne trouvait pas, elle se contenta de murmurer :
— Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret…
La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Loïson n’ayant à donner aucune belle parole, se donnait elle-même ; ce lui était plus court et plus facile. Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l’écu, avait louché fortement et jeté un mauvais regard sur Pardaillan.
Celui-ci fit signe au patron du cabaret de venir à lui. L’hôte s’approcha avec empressement de ce client peu ordinaire, et le chevalier s’apprêtait à l’interroger sur Saïzuma, lorsque, de différents côtés, des cris s’élevèrent.
— Et la bohémienne ? disait l’un.
— Ohé ! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge ? grognait un autre.
— La bonne aventure ! glapissaient des femmes.
— C’est bon, c’est bon, mes agneaux, répondit l’hôte, je vais chercher la femme au masque !… Tenez-vous en repos, et qu’on boive !… En payant d’avance, bien entendu !
— Qui est cette bohémienne qu’on vous réclame ? demanda Pardaillan.
— Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme ! On me l’a laissée en gage.
— En gage ? Une femme ?…
— Figurez-vous qu’il y a quelques jours s’est installée dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre et buvaient comme six. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu… Alors, vous comprenez ?…
— Je comprends, mais faites comme si je ne comprenais pas, dit Pardaillan.
— Eh bien, mes bateleurs ont oublié d’emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j’oblige cette femme à raconter à chacun la petite histoire qu’elle lit dans les mains : il en coûte deux deniers [10] par personne, et comme de juste…
— Vous empochez les deniers. C’est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientèle qui s’impatiente.
En effet, les cris et les jurons redoublaient d’intensité. Le cabaretier fendit la foule, disparut par une porte de derrière et revint bientôt accompagné de la bohémienne. A son aspect, le silence s’établit soudain et un frisson parcourut cette assemblée de ribaudes et de tire-laine.
Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de ce pas majestueux et spectral que nous avons déjà signalé. Elle passa à travers les tables, tandis que les buveurs s’écartaient pour ne pas être frôlés par sa robe, et elle s’arrêta au milieu de la salle, dans un silence d’épouvante.
— Allons, bohémienne, dit tout à coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire…
— Non, non ! grommela le Rougeaud, qu’elle nous dise la bonne aventure !…
— Qu’elle dise l’une et l’autre ! cria un truand.
Puis le silence se rétablit plus profond : Saïzuma venait de faire un geste. Elle avait levé lé bras, lentement, puis ramenant la main à ses cheveux, elle en caressait doucement les boucles opulentes.
— Vous tous qui m’écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi ? J’ai dit la vérité. L’imposture est sur les lèvres de l’évêque et non sur les miennes… Malheureuse ! Pourquoi l’ai-je aimé ?…
Elle parlait d’une voix morne et dont pourtant chaque syllabe se détachait par saccades. Cette voix d’une infinie douceur secouait des frissons dans l’air. Pardaillan l’écoutait avec l’étonnement qu’on éprouve en présence de ce qui est mystère.
— Ecoutez, reprenait Saïzuma qui pressa son front dans ses deux mains Ecoutez, puisque vous voulez savoir l’histoire du malheur. Cette histoire, qui me l’a contée à moi-même ?
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