La fée Morgane
il décida qu’il ne quitterait pas les lieux sans
explication.
Il accosta l’une des jeunes filles et lui dit : « Que
Dieu te bénisse ! Oserais-je te demander qui vous êtes, pourquoi vous
pleurez, pourquoi vous êtes si mal vêtues et quel est l’homme que j’ai vu tout
à l’heure portant une lance d’où coulent des gouttes de sang ? » La
jeune fille se retourna, le regarda avec des yeux qui ne semblaient pas voir, et
lui répondit : « Seigneur ! Par Dieu tout-puissant, ne t’occupe
pas de nous et laisse-nous faire ce que nous devons. Pour l’instant, tu ne peux
rien pour nous, et si tu voulais en savoir davantage, il t’arriverait malheur ! »
Bohort n’insista pas. Il revint vers le lit et s’y assit tandis que les jeunes
filles, toujours à petits pas et une par une, disparaissaient dans l’ombre.
La nuit avançait et Bohort commençait à s’impatienter. Tout
à coup, dans la chambre où avaient disparu l’homme à la harpe et celui qui
tenait la lance, il aperçut une clarté de plus en plus forte. Sans faire de
bruit, il se glissa sur le pavement et s’en alla près de la porte ; la
clarté était aussi intense que si le soleil y avait établi sa demeure, et elle
ne faisait que s’accroître à mesure que Bohort approchait. Il vit que la porte
était entrebâillée et voulut la pousser. Mais, à ce moment, il aperçut une épée
claire et tranchante, dressée sur sa tête, et qui semblait toute prête à le
frapper s’il faisait un pas de plus en avant.
Comprenant que cet avertissement était formel, il fit
demi-tour, pensant que c’était un signe évident de Dieu. Pourtant, il avait eu
le temps de jeter un regard dans la chambre, distinguant une table d’argent sur
quatre pièces de bois, d’une prestigieuse richesse, enveloppées d’or et de
pierres précieuses. Elles ne pouvaient être que d’origine surnaturelle, car, nulle
part au monde, il n’aurait pu y en avoir de semblables. Sur la table d’argent
était posé un vase d’émeraude recouvert d’une soie blanche et, devant cette
table, un homme était agenouillé, vêtu comme un évêque. Il resta longtemps figé
dans cette attitude, puis il se dressa sur ses pieds, tendit les mains vers le
vase, enleva la soie qui le recouvrait : tout à coup une lumière quasi insupportable
envahit la chambre. Bohort eut l’impression que tous les rayons du soleil
réunis l’avaient frappé dans les yeux. Il en fut si ébranlé qu’il en perdit la
vue. Au milieu d’un brouillard de lumière, il entendit une voix lointaine qui
lui disait : « Bohort, n’approche plus ! Tu n’es pas digne de
voir davantage les sublimes secrets qui sont ici. Et si ton audace te pousse à
enfreindre cette défense, sache que tu ne t’en tireras pas sans être perclus de
tes membres, privé de marcher et de voir, à jamais semblable à un morceau de
bois. Et ce serait dommage, Bohort de Gaunes, car tu es un homme preux et hardi. »
En entendant ces paroles, Bohort fut saisi de frayeur. Il
recula au hasard, tentant de retrouver le lit pour s’y allonger. Ses yeux lui
faisaient très mal, et il était devenu aveugle. Par contre, il se sentit
soudain guéri de la blessure que la lance flamboyante lui avait causée à l’épaule.
Errant en tous sens, il finit par trouver le lit après avoir longuement piétiné
le pavement de la salle. Il s’allongea, plein d’angoisse, car il était persuadé
avoir perdu la vue pour toujours. Mais, pendant qu’il gisait sur le lit, il entendit
des chants pleins de grandeur et des mélodies qui chantaient la gloire de Dieu.
Il resta éveillé toute la nuit, sans prendre aucun repos, terrifié par la
punition qui paraissait être la sienne, parce qu’il avait osé regarder à
travers la porte ce qui se passait dans la chambre où brillait le mystérieux
vase d’émeraude. Mais quand vint le jour et que la lumière du soleil inonda l’intérieur
du palais à travers les nombreux vitraux, il constata avec soulagement qu’il n’était
pas aveugle.
Alors parurent le roi Pellès, sa fille et bon nombre de chevaliers.
Quand ils virent Bohort sain et sauf, ils manifestèrent une joie exubérante :
« Par Dieu tout-puissant, dit le roi, nous avons été alarmés par toi, Bohort,
et nous étions très inquiets sur ton sort. Nous ne pensions pas te revoir
indemne et fort comme tu l’es. Je dois te dire que jamais un chevalier n’est
demeuré ici comme tu l’as fait, qui n’en soit sorti sans
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