La fée Morgane
chevalier noir qui en fut tout
étourdi et saisi de frayeur, n’ayant jamais reçu un tel coup. De fait, le fer
avait fendu sa tête jusqu’à la cervelle et du sang vermeil inondait la coiffe
et le haubert. Le chevalier noir en éprouva une si grande douleur que le cœur faillit
lui manquer. Il comprit bien qu’il était blessé à mort et que toute résistance
était désormais inutile. Aussi piqua-t-il des deux et prit-il son élan vers sa
forteresse qui se trouvait non loin de là, bien protégée au milieu de la forêt.
Le pont était abaissé et la porte grande ouverte. Yvain éperonna
sa monture avec violence pour rattraper le fuyard avant qu’il ne pût franchir
la porte. Mais le chevalier noir avait une grande avance. Il l’entraîna ainsi
jusqu’aux portes de la ville et tous deux pénétrèrent à l’intérieur. Ils ne
trouvèrent ni homme ni femme. Les rues étaient désertes, et ils furent bientôt
sous les murs mêmes de la forteresse. La porte en était large et haute, mais l’entrée
si étroite que deux hommes à cheval ne pouvaient y passer de front sans se
heurter. Sur le seuil, se trouvaient deux trébuchets qui soutenaient une porte
à coulisse, en fer bien trempé. Si un homme ou un animal montait sur l’engin, la
porte descendait avec force, tranchant ou attrapant l’audacieux qui avait osé s’y
aventurer. Juste au milieu des trébuchets, le passage était aussi étroit qu’un
sentier de montagne. Le chevalier noir s’y engagea avec prudence, sachant bien
ce qui lui arriverait s’il avait le malheur de heurter le mécanisme. Mais Yvain,
qui ne connaissait pas la particularité des lieux, s’y jeta à toute allure, à
bride abattue, espérant encore rejoindre, avant qu’il ne fût trop tard, l’homme
qu’il poursuivait avec tant d’acharnement.
C’est alors qu’Yvain atteignit son adversaire, presque à l’arçon
de derrière. Et ce fut fort heureux pour lui, car il dut se pencher en avant, sans
quoi il eût été tranché en deux par la porte qui retomba dans un grand fracas. Le
cheval, lui, n’échappa pas à ce triste sort, avec l’arrière de la selle et les
deux éperons tranchés au ras des talons du fils d’Uryen. Ce dernier tomba à la
renverse, saisi d’une grande frayeur et de telle sorte que le chevalier blessé
à mort put lui échapper. Il y avait en effet une seconde porte, semblable à la
première, qui tomba dès que le chevalier noir l’eut franchie. Yvain se trouva
donc dans un grand embarras, prisonnier dans une sorte de salle intermédiaire
fermée par des grilles et hérissée de clous agressifs. Il aperçut, à travers
les jointures de la porte, une rue avec des rangées de maisons. Il entendit
alors une petite porte s’ouvrir et vit sur son seuil une jeune fille aux
cheveux blonds frisés, la tête ornée d’un bandeau d’or, vêtue de soie jaune, les
pieds chaussés de brodequins de cuir de Cordoue tacheté, qui le regardait attentivement.
Elle alla vers l’une des portes, celle qui donnait sur l’intérieur, et, à haute
voix, demanda qu’on lui ouvrît.
« En vérité, jeune fille, dit Yvain, il n’est pas plus
possible de t’ouvrir ici que tu ne peux toi-même me délivrer de cette prison. –
Qu’en sais-tu ? répondit-elle. Je crains effectivement que tu sois le
malvenu dans cette forteresse. Si l’on te voit, tu seras certainement mis en
pièces, car le maître des lieux est blessé à mort et je sais bien que c’est toi
qui lui as porté le coup fatal. Ma dame en fait un tel deuil et ses gens crient
si fort que, pour un peu, ils se tueraient eux-mêmes de désespoir. Ils savent
que tu es ici, mais ils ne songent guère à toi en ce moment tant leur douleur
est grande. Sache cependant qu’ils pourront te prendre et te mettre à mort
quand ils le voudront. – S’il plaît à Dieu, dit Yvain, ils ne me prendront pas
et je ne mourrai pas à cause d’eux. Car ce n’est pas moi qui ai provoqué ton
maître, et je n’ai fait que me défendre ! De toute façon, ils doivent
savoir que je ne serai jamais leur prisonnier.
— C’est vraiment grande pitié qu’on ne puisse te
délivrer, reprit la jeune fille. Ce serait le devoir d’une femme de te rendre
service. Je n’ai jamais vu, je te l’assure, un jeune homme meilleur que toi
pour une femme. Je le sais d’expérience. Une fois, ma dame m’a envoyée en tant
que messagère à la cour du roi Arthur. Or il n’y eut pas un seul chevalier
capable d’écouter ma
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