La fée Morgane
demanda à la jeune fille ce qui se passait. « On donne l’extrême-onction
au maître », répondit-elle calmement. Sur ce, Yvain alla se coucher. Le
lit que lui avait préparé Luned aurait été digne du roi Arthur, car il était moelleux
et doux, et recouvert de tissu d’écarlate, de toile fine et de taffetas de soie
richement brodé.
Au milieu de la nuit, il fut réveillé par des cris perçants.
« Que se passe-t-il encore ? » demanda Yvain. La jeune fille, qui
se trouvait toujours là et qui veillait à la fenêtre, répondit : « Le
seigneur, maître de ce château, vient de mourir. » Yvain se rendormit
alors jusqu’au lever du jour. Puis, retentirent des cris et des lamentations d’une
violence inexprimable. Yvain demanda à Luned ce qu’ils signifiaient. « On
porte en terre répondit-elle, le corps du seigneur, maître du château. »
Yvain se leva, s’habilla et, pour se rendre à nouveau invisible, tourna le
chaton de la bague vers l’intérieur. Il ouvrit alors la fenêtre et regarda dans
la cour. Il ne vit ni commencement ni fin aux troupes qui remplissaient les
rues, toutes en armes. Il y avait aussi beaucoup de femmes à pied et à cheval, et
tous les gens d’Église de la cité étaient là, chantant des psaumes. Il semblait
à Yvain que le ciel résonnait sous la violence des clameurs, du son aigre des
trompettes et des chants d’Église. Au milieu de la foule se trouvait la bière, recouverte
d’un drap de toile blanche, portée par des hommes dont le moindre était
assurément baron.
La procession passa au bas de la fenêtre où se tenait Yvain.
Tout à coup, les chants s’interrompirent et la foule se pressa autour de la
bière, car le sang vermeil s’était mis à couler sur l’étoffe blanche. Ainsi les
plaies du mort s’étaient rouvertes, preuve certaine que le meurtrier se
trouvait à proximité [20] . Les hommes d’armes se
remirent à chercher et à fouiller partout, mais ils ne découvrirent personne. Enrageant
de plus en plus, s’émerveillant du prodige, ils dirent entre eux : « Celui
qui l’a tué est parmi nous, et nous ne le voyons pas. Il y a là merveille et
diablerie ! » Mais comme ils ne pouvaient le découvrir, ils reprirent
lentement leur marche vers le cimetière.
À la fin du cortège, se tenait une femme aux cheveux blonds,
flottant sur les épaules, souillés à leur extrémité par du sang provenant de
meurtrissures, vêtue d’habits de soie brodée d’or en lambeaux, les pieds
chaussés de brodequins de cuir bigarré. C’était merveille que le bout de ses
doigts ne fût écorché, tant elle frappait avec violence ses deux mains l’une
contre l’autre. Il était impossible de voir une femme aussi belle et aussi émouvante
dans sa douleur, et Yvain se dit qu’en son état habituel elle devait être cent
fois plus belle et désirable encore. Ses pleurs dominaient ceux de ses gens et
le son des trompettes de la troupe. En la voyant, Yvain sentit qu’un trouble
intense le saisissait malgré lui : il s’enflammait d’amour, incapable de résister
à cette pulsion. Il demanda à la jeune fille qui elle était. « On peut
dire, répondit Luned, que c’est la plus belle des femmes de ce pays, la plus
généreuse, la plus sage, la plus noble. C’est ma dame. Elle porte le nom de
Laudine, mais on préfère l’appeler la Dame de la Fontaine. C’est l’épouse d’Esclados
le Roux, l’homme que tu as tué hier. – Dieu tout-puissant ! s’écria Yvain,
on peut dire aussi que c’est la femme que j’aime le plus au monde ! – Dieu
sait qu’elle ne t’aime guère. Écoute-la hurler. »
En proie à sa douleur, la dame criait en effet des paroles
bien dures à l’encontre du meurtrier inconnu. « Ah, Dieu ! se lamentait-elle,
ne trouvera-t-on pas le traître qui a tué mon mari, le meilleur des meilleurs, le
plus brave qui fut jamais en ce pays ? Vrai Dieu, ce sera ta faute si tu
le laisses échapper ! Je ne saurais blâmer nul autre que toi si tu le
dérobes à ma vue, si tu le soustrais à ma vengeance. Jamais on n’a vu tel abus,
telle injustice à mon égard puisque tu ne me laisses même pas découvrir celui
qui est si près de moi ! Je peux dire avec raison qu’un fantôme ou le
diable lui-même s’est glissé parmi nous. Puisqu’il se cache, c’est qu’il est
lâche. Pour sûr, il me redoute, et c’est pour cela qu’il fuit ma vengeance. Je
suis ensorcelée, à coup sûr ! Ah ! fantôme, peureuse
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