La fée Morgane
créature, pourquoi
es-tu si lâche envers moi, toi qui fus si hardi envers mon seigneur ? Misérable,
que ne t’ai-je en mon pouvoir ? Que ne puis-je te tenir ? Comment
as-tu pu faire périr mon seigneur autrement que par trahison ? Tu es un
fantôme, c’est certain, car jamais mon seigneur n’aurait été vaincu s’il avait
pu te voir en face, lui qui n’avait pas son pareil au monde ! Si tu es un
simple mortel, il n’est pas concevable que tu aies osé attenter aux jours de
cet incomparable chevalier ! » Et tandis que la dame se lamentait et
criait ainsi sa douleur et sa haine, ses gens pleuraient de compassion autour d’elle,
en la voyant en si grande peine.
« Tu as entendu, dit Luned à Yvain, ce que ma dame
pense de toi. Si elle venait à t’attraper, sois sûr qu’elle ne te laisserait
pas longtemps en vie, car vengeance de femme est implacable. Tu as donc intérêt
à ne pas te montrer et à rester ici jusqu’à ce que je trouve un moyen pour te
faire sortir. » Elle alla vers la cheminée et alluma de nouveau un feu. Puis,
elle souleva une marmite remplie d’eau et la fit chauffer. Enfin, saisissant
une serviette de toile blanche, elle la mit autour du cou d’Yvain. Prenant un gobelet
en os d’éléphant et un bassin d’argent, elle lui lava soigneusement la tête. Après
quoi, elle ouvrit un coffret de bois, en tira un rasoir au manche d’ivoire dont
la lame avait deux rainures dorées et le rasa. Quand tout fut terminé, elle
rangea les objets dont elle s’était servie, dressa la table devant Yvain et lui
apporta de quoi se restaurer. Yvain n’avait jamais goûté de souper comparable, ni
bénéficié d’un service plus irréprochable. Le repas achevé, la jeune fille lui
prépara le lit et lui dit : « Il ne te reste plus qu’à te coucher et
à dormir. Il faut maintenant que je pense à une solution pour te tirer d’embarras. »
Et sur ce, elle sortit, prenant bien soin de refermer la porte de la chambre derrière
elle.
Yvain s’allongea sur le lit, mais il ne put trouver le
sommeil. Il avait constamment devant lui l’image de la Dame de la Fontaine, les
cheveux épars et souillés de sang, s’égratignant la figure, se tordant les
mains et battant ses paumes. Comme il la trouvait belle dans son désespoir !
« Je suis fou, se dit-il, de penser ainsi à elle. J’ai blessé à mort son
mari et je compte maintenant faire la paix avec elle, et peut-être plus encore ?
J’oublie qu’elle me hait plus que nulle autre créature au monde, et c’est à bon
droit. Mais si elle me hait à présent, peut-être portera-t-elle plus tard un
autre regard sur moi ? Je ne puis être son ennemi puisque toutes mes
pensées envers elle sont imprégnées de l’amour le plus absolu. J’ai tant de
peine à la voir en telle affliction. Je sais qu’en dépit des larmes qui coulent
sur ses joues, ses yeux sont les plus beaux yeux qu’on puisse voir. Je m’afflige
tant de sa douleur, de son angoisse, tant me peine ce visage qu’elle abîme par
ma faute. Un visage si limpide, si beau, si pur ! Quelle tristesse aussi
de lui voir meurtrir sa gorge ! Nul cristal n’est si clair, si poli. Pourquoi
commet-elle cette folie de tordre ses douces mains, de frapper sa poitrine ?
Ne serait-ce pas divine merveille de la regarder, de la contempler, si elle
était dans la joie et le bonheur, alors qu’elle est déjà si belle dans les
excès de sa douleur ? Oui, je peux bien le jurer, sa beauté est incomparable
et je ne peux qu’y succomber ! »
Pendant qu’Yvain s’abîmait dans ses pensées ferventes, Luned
était allée rejoindre la Dame de la Fontaine. Elle s’était réfugiée dans sa
chambre, ne pouvant plus, dans son désarroi, supporter la vue de personne. Luned
s’avança dans la chambre et salua sa maîtresse, mais elle ne répondit pas. Mais
Luned était assez libre avec elle pour ne pas s’en effaroucher. Elle fit
semblant de se fâcher. « Dame, dit-elle, je m’étonne de te voir agir si
follement. Que t’est-il donc arrivé que tu ne veuilles répondre à personne
aujourd’hui ? Crois-tu que tes larmes te rendront ton mari ? – Luned,
répondit alors la dame, tu as bien peu d’honneur et encore moins de compassion.
Tu n’es pas même venue partager mon chagrin aujourd’hui. C’est bien mal de ta
part de n’être pas venue me soutenir dans ma douleur. Ainsi, saurais-tu que je
voudrais être morte ! – Et pourquoi donc, ma dame ? – Pour
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