La fée Morgane
comte. Yvain se leva rapidement, mais il était
plongé dans de sombres pensées. C’était en effet le jour où il devait affronter
les trois chevaliers qui accusaient Luned de trahison et, pour rien au monde, il
n’aurait oublié sa promesse de venir la défendre et prouver son bon droit. Mais,
d’autre part, pouvait-il laisser s’accomplir l’horrible forfait que projetait
Harpin de la Montagne ? Il se sentait en proie au plus noir désespoir.
« Ah ! se disait-il, il faut que je sois maudit pour me trouver en
une telle situation. Si j’abandonne mon hôte, je suis un lâche, et si je ne
cours pas à l’aide de Luned, je suis également lâche et renégat. Plût au Ciel
que je n’eusse point manqué le délai que m’avait fixé ma dame, car Luned ne
serait pas en grand danger d’être pendue ou brûlée ! Je ne suis qu’un misérable
et je ne mérite même pas la compassion ! »
Tout en soliloquant, il s’était armé, et il alla rejoindre
le comte qui se trouvait sur une tour. Le spectacle était surprenant : le
géant venait d’arriver, amenant avec lui les deux fils du comte, attachés sur
leurs chevaux, les pieds et les mains chargés de chaînes en fer, les vêtements
en lambeaux ; leurs montures n’étaient que des roncins échinés, maigres et
boiteux. Un nain enflé comme une outre chevauchait à leurs côtés en les
frappant sans cesse d’un fouet comportant des nœuds, si bien qu’ils étaient
tous deux ensanglantés. Quant au géant, il portait sur l’épaule un pieu très
gros, carré et pointu avec lequel il les poussait rudement. En voyant l’état
déplorable des jeunes gens, Yvain fut pris d’une grande pitié.
Le géant s’arrêta dans la plaine, devant la porte de l’enceinte,
et il défia le comte, menaçant de tuer ses fils, à l’instant même, s’il ne lui
livrait sa fille. Il se complut à décrire le sort qu’il réservait à celle-ci,
il la livrerait à la valetaille pour forniquer, car lui-même ne la prisait pas
suffisamment pour daigner s’avilir en la prenant ; elle serait donc au
service de tous les garçons pouilleux qui la désireraient, et de tous les
lépreux ou loqueteux qui s’aventureraient dans les parages. La détresse du
comte était grande en entendant ces paroles infâmes, et il savait bien que le
géant était capable d’aller jusqu’au bout de son ignominie. C’est alors qu’Yvain
s’écria : « Seigneur, ce géant est féroce et sans scrupules, mais il
est grand temps qu’il paye ses excès de jactance ! Ce serait malheur si
une fille d’une telle beauté et d’une telle dignité que la tienne était jetée
entre les pattes de ces monstres qu’il nous présente ! Amenez mon cheval
et baissez le pont ! Je vais aller combattre Harpin de la Montagne, je lui
ferai mordre la poussière et reconnaître sa défaite, de telle sorte que tes
fils soient libérés ! Ensuite, je te dirai adieu et je m’en irai à mes
affaires ! »
On se hâta d’obéir. Yvain sauta sur son cheval noir et se précipita
au-dehors, suivi de son lion. Il s’arrêta devant Harpin, mais celui-ci lui dit
d’un ton hargneux et farouche : « Vraiment, celui qui t’envoie ici ne
t’aime guère ! Et si tu lui as fait du mal, il a trouvé le meilleur moyen
de te châtier ! Sa vengeance sera éclatante, en vérité, et tu n’échapperas
pas au sort qu’il t’a réservé ! – Trêve de bavardages, répondit Yvain. Je
suis pressé. Fais de ton mieux et je ferai de même. »
Yvain s’élança aussitôt contre le géant et le visa à la
poitrine qui était recouverte par une peau d’ours. Le géant voulut se protéger
en levant son énorme pieu devant lui, mais l’élan de son adversaire était tel
qu’il n’en eut pas le temps. La lance d’Yvain pénétra dans le corps du géant, et
le sang gicla tout autour. Hurlant de douleur, Harpin répliqua en le frappant
de son pieu, mais Yvain avait tiré son épée. Le géant, qui se fiait en sa seule
force, était mal armé pour la joute et, surtout, manquait de souplesse ; brusquement,
le chevalier fondit sur lui et le frappa non du plat, mais du tranchant, lui
arrachant une partie de la joue. Le géant poussa un cri terrible et riposta de
telle sorte qu’il le fit broncher sur le cou du destrier.
Quand il vit son maître à moitié assommé, le lion se hérissa :
d’un bond furieux, il s’agrippa à la peau velue du géant qu’il déchira comme
une écorce. Il lui enleva un morceau de
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